Du hacker du hacking de l’artiste

Karine Lebrun
2020

La ligne de recherche Pratiques du hacking a réuni de 2016 à 2018 Pierre Akrich (artiste), Fabrice Gallis (artiste), Tamara Lang (diplômée du DNSEP 2020 à l’EESAB site de Quimper), Karine Lebrun (artiste et enseignante à l’EESAB site de Quimper), Julie Morel (artiste et enseignante à l’EESAB site de Lorient), Jan Middelbos (travailleur polymorphe et doctorant à l’Université Rennes 2) et Stephen Wright (pratique de la théorie à l’ÉESI Angoulême – Poitiers).

À l’initiative de Karine Lebrun, les Pratiques du hacking ont pour cadre l’École Européenne Supérieure d’Art de Bretagne (EESAB) et s’inscrivent dans la continuité de l’enseignement de l’incidence de la culture numérique sur les pratiques artistiques dispensé à l’EESAB depuis 2006.

En 2015, une journée d’étude inaugurale organisée à l’EESAB site de Quimper a permis de poser les jalons des Pratiques du hacking. Alors que la ligne de recherche n’était pas encore engagée, il nous paraissait nécessaire d’étudier, dans la lignée de l’affaire Snowden, 1 les ruses et compétences que les hackers développaient pour déjouer les systèmes de contrôle avec l’intuition de rapprocher ces procédés des manières de faire des artistes.

La figure de l’artiste est souvent associée à l’anticonformisme, au rapport critique et émancipateur qu’il ou elle entretient avec la société. À la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, l’art s’est affranchi de l’institution académique, reflet d’un art étatique, pour se défaire des normes alors en vigueur. Que ce soit selon des propos modernistes ou une position avant-gardiste, l’art s’est opposé plus ou moins radicalement à la domination capitaliste et continue de revendiquer sa faculté à libérer l’individu.

Or, loin de l’indépendance revendiquée, on ne peut que constater ces dernières années 2 la prolifération de productions artistiques conformes aux attentes d’une institution largement dépendante de la politique de l’État, elle-même largement poreuse aux effets du capitalisme. L’anticonformisme supposé s’est mué dans les faits en un art intégré à la société de consommation et de loisir comme le décrit Jean-Jacques Aillagon, ancien ministre de la Culture et de la Communication : « L’art est devenu, c’est l’un des grands effets de la démocratisation de la culture et de la sédimentation des actions publiques, un objet culturel qui participe singulièrement au développement de la société des loisirs dont il est parfois devenu un des pôles les plus attractifs. La citation est reprise de l’article 3 de Tristan Trémeau qui démontre de manière détaillée comment le mécénat privé s’est infiltré dans les choix de la commande publique et comment les institutions ont imposé « […] économiquement et symboliquement un rapport de réification et d’instrumentalisation de l’art. » 4

« Les artistes qui nous intéressent », pour reprendre la formule de Jean-Baptiste Farkas, 5 refusent de participer à un art qui sollicite des modes d’apparition en excès, de valoriser qui sera le ou la plus visible, qui comptabilisera le plus d’expositions, de presse et d’événements, en vue de capitaliser l’attention. Au lieu de vouloir légitimer leurs pratiques et de se prêter au régime de « l’économie attentionnelle », 6 ils ou elles jouent avec des modes opératoires proches de ceux des hackers.
Il ne s’agit pas de capituler et de jouer le jeu, ni de renoncer et de stopper toutes activités artistiques, mais bien de s’infiltrer par la ruse, de s’insinuer dans « un ordre établi ». 7 Les hackers n’agissent pas à découvert et le trouble que certains entretiennent, pactisant parfois avec l’entreprise qu’ils hackent, participe à la rhétorique de l’ombre et ouvre une dialectique féconde entre le caché et le visible. Quel serait un art détaché des critères de visibilité ? Comment concilier le rapport ambigu entre le vécu et le besoin de s’exprimer des hackers ? Quels régimes de visibilité se développent dans l’ombre ? Quelles sont les figures ancestrales du hacker et les braconnages du présent ? Quelles proximités le hacker entretient avec l’artiste ? Qu’est-ce qu’un art dont le mobile est le hacking ?

À l’appui de ces premiers questionnements, la ligne de recherche débutait en 2016.
L’Espace Khiasma aux Lilas, le Phakt – centre culturel Colombier à Rennes et Practices in Remove à Paris, ont rejoint l’équipe de recherche et collaboré jusqu’en 2018 à différentes expérimentations menées avec les étudiant.e.s de l’EESAB et plusieur.e.s intervenant.e.s invité.e.s.

Pendant ces deux années, le hack nous est apparu comme un geste bien plus vaste que celui habituellement attribué au codeur informatique, offrant toute une constellation de figures, de l’acte solitaire aux mouvements collectifs, de l’anonyme à Edward Snowden.
Le hacker, tel qu’on se le représente dans l’imaginaire collectif, cultive une palette d’interprétations contrastées, désigné comme cyber-terroriste par les médias ou, dans une veine plus positive, qualifié de cyber-militant et d’hacktiviste. Au sein même des communautés des hackers, du Black hat au White, du Grey au Script kiddies, les activités diffèrent en fonction des intentions, voire même des territoires, et ne peuvent pas se ranger dans une catégorie de subjectivité politique homogène.

Du hacker, nos recherches se sont déplacées vers la notion de hacking plus ouverte aux réalités hétérogènes de nos pratiques et moins assujettie à l’image encore dominante du « mâle blanc occidental ». Il nous a également semblé nécessaire de nous affranchir de la tendance actuelle qui transforme le hacking en phénomène tourné vers l’innovation. La start-up s’est substituée au hack devenu un élément de la novlangue par un mécanisme de retournement à présent bien éprouvé. Jouer double-jeu et entretenir le trouble, déjouer les classifications, rendre moins identifiables et donc moins saisissables nos pratiques face aux tentatives d’assignation et de recontextualisation, sont autant de lignes de force qui ont contribué aux soubassements des Pratiques du hacking.

La présente publication n’est pas le compte rendu des activités conduites depuis 2015.
Elle en restitue quelques-unes et prolonge la recherche avec de nouvelles contributions d’artistes, théoricien.nes, chercheur.e.s, enseignantes et activistes.

Ce second volet met davantage en avant les pratiques féministes du hacking avec les apports de Sophie Toupin, de la brigade SCRUM et de Maïa Izzo-Foulquier, décédée fin 2019 alors que nous travaillions encore à l’élaboration du site. Artiste et activiste, elle militait au STRASS 8 et défendait une pratique artistique aux multiples identités.

Parmi les nouvelles contributions, compte aussi celle de Cédric Mong-Hy qui, à partir de son activité de la chasse aux champignons, chemine avec « l’enchevêtrement des vivants » qu’il connecte au monde des hackers.
Olivier Marbœuf revient sur les Black Code Sessions et le film Black Code / Code Noir de Louis Henderson à travers un texte qui fait écho au meurtre de l’africain américain George Floyd dans la continuité de l’histoire nécropolitique que son analyse met en perspective.
Ann Guillaume reprend la notion de « pratique ninja » au cours d’un entretien qui resitue son travail dans l’actualité de sa pratique.

Au fil des rencontres organisées pendant la recherche, Tamara Lang, étudiante jusqu’en juin 2020, nous a éclairé de son point de vue critique. Elle a choisi de verser à ce second volet un témoignage de ses années passées à l’école documenté par quelques pages extraites de son mémoire de fin d’étude. Jan Middelbos s’est emparé du format numérique de l’édition en imaginant la « BOTe secrète » à la façon des samizdats distribués sous le manteau. Fabrice Gallis retrace l’histoire de ses expériences menées depuis 2015 qu’il questionne et compare au regard d’exemples prélevés dans l’histoire de l’art. Pierre Akrich fait le récit d’actions quotidiennes qu’il étaye d’images et d’enregistrements sonores et vidéos. Julie Morel édite un ouvrage téléchargeable qui renvoie aux multiples couches d’un travail qui se dévoile dans les plis de ses variations.
Enfin, pour compléter les multiples entrées des Pratiques du hacking, les contributions de Jean-Baptiste Farkas, Stephen Wright et Karine Lebrun reprennent des moments-clés de la ligne de recherche.

L’ensemble opère comme un mouvement continu dont la dynamique ne s’arrête pas à la communication de ces pages. Le hacking est un acte que nous sommes toutes et tous en mesure de commettre.

  1. Edward Snowden, qui travaillait pour le compte de la NSA (National Security Agency) en tant qu’administrateur réseau, a révélé en 2013 la surveillance de masse orchestrée par la NSA. Les entreprises américaines telles que Google, Facebook, Youtube, Microsoft, Yahoo, Skype, AOL et Apple, pour ne citer que celles-ci, ont collaboré à cette surveillance en permettant des accès aux données des utilisateurs. Lire l’article de Dan Schiller, « Géopolitique de l’espionnage », Le Monde diplomatique, novembre 2014.[]
  2. Ce mouvement débute dès 1981 sous le ministère Lang, où la politique de l’État a consisté à sensibiliser le public aux pratiques artistiques les plus diverses, y compris les plus subversives, à travers un programme d’extension et de décentralisation des centres d’art. L’État s’est ainsi positionné comme médiateur et principal mécène en subventionnant les artistes et en suscitant lui-même le mécénat d’entreprise.[]
  3. « La kitschification des espaces publics. Au sujet de la désignation de l’équipe de Didier Fusillier pour la gestion des quais de Seine à Paris. » Publié le 8 novembre 2011 sur son blog : http://tristantremeau.blogspot.com/2011/11/la-kitschification-des-espaces-publics.html[]
  4. Ibid.[]
  5. « Le bon, la brute et le hacker », transcription de la conférence prononcée en 2015 à l’EESAB site de Quimper.[]
  6. L’Économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, sous la direction d’Yves Citton, La Découverte, 2014[]
  7. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien tome 1 : arts de faire, Paris, Gallimard, 1990[]
  8. Syndicat du travail sexuel en France[]

Le bon, la brute et le hacker

Jean-Baptiste Farkas
Transcription de la conférence prononcée le 1er octobre 2015 à l’EESAB site de Quimper.
 

J’ai préparé une intervention d’un point de vue qui est celui d’un artiste, qui n’est pas du tout celui d’un spécialiste du hacking et ça m’a donc demandé un certain travail parce que je me suis vraiment posé la question de savoir ce qu’était un hacker, ça me questionnait. Je vais maintenant vous présenter quelques éléments de réflexion qui ont été les miens pendant ce travail, en espérant que ça aura des raisonnances et que vous pourrez repartir de ce que je vais vous annoncer là.

La première chose est que je me suis renseigné sur ce qu’on pouvait dire du hacker en général. Qu’est-ce que les intellectuels pensent du hacker ?
J’ai trouvé notamment dans une interview d’Alain Damasio du 7 août 2014, un des extraits les plus caractéristiques de la façon dont les intellectuels peuvent voir le hacker, je dirais très positivement. C’est à dire que le hacker, pour beaucoup d’écrivains et artistes, est une figure extrêmement positive, mais qui entraîne aussi avec elle beaucoup d’attente.
Elle est très idéalisée et je dirais presque romantique et d’ailleurs Damasio utilise la phrase « Pour moi, le hacker romantique, rebelle […] qui détruit un système néfaste, est une figure clé de la résistance. – C’est évidemment le hacker dont parlait Karine, le hacker activiste – C’est une très bonne nouvelle pour nous aider à sortir de la merde, il est même « la » figure du contre-pouvoir dans l’univers anthropotechnique massif qui est déjà le nôtre. D’abord, il est le délinquant joyeux du futur, capable de forcer les sécurités informatiques. L’analogie avec la délinquance réelle est d’ailleurs assez évidente : lui aussi cambriole, s’introduit, vole, squatte et force des coffres. Mais sa délinquance est surtout productive et féconde : elle alerte, elle révèle, elle met à jour et hors d’état de nuire les forces occultes du réseau, elle contre-effectue les pouvoirs insupportables […]. »
C’est une assez belle citation. Ce que je retiens surtout c’est l’association de mots extrêmement ambigües, en tout cas presque contradictoires que fait Damasio, le mot « délinquance » à forte connotation négative, et les mots « productif » et « fécond », c’est quelque chose que l’on retrouve beaucoup sur Internet dans la considération qu’ont les gens de la figure du hacker. C’est cette association de quelque chose qui normalement est négatif, de l’ordre de l’attaque, de la déstructuration, voire même presque du terrorisme, et en même temps quelque chose qui va amener du bien, du bon. Il le dit très bien « contre-effectuer les pouvoirs insupportables. »

Je suis revenu suite à ces recherches sur la définition de hacker, une définition complètement classique, je crois qu’elle vient du Larousse :
nom masculin (de l’anglais to hack into, entrer par effraction).
Personne qui par jeu, goût du défit ou souci de notoriété, cherche à contourner les protections d’un logiciel, à s’introduire frauduleusement dans un système ou dans un réseau informatique. (Recommandation officielle : fouineur).

Ici, ce que je retiens, et que je trouve absolument juste aussi dans cette définition, c’est « personne qui par jeu, goût du défi ou souci de notoriété » et quand même le souci de notoriété, quand on se renseigne, revient énormément.
Parce que beaucoup de gens – là je fais un peu une critique du hacker – beaucoup de gens qui hackent le font aussi comme les artistes, c’est un point commun avec les artistes, en recherche de reconnaissance, pour finalement avoir paradoxalement une reconnaissance des médias et c’est d’ailleurs dit dans la définition du dictionnaire.

Troisième chose, je vais revenir sur ton envoi Karine, qui m’a semblé très intéressant à plus d’un titre, le communiqué que tu nous avais envoyé pour que l’on travaille sur cette conférence. J’ai repris une phrase que tu citais de McKenzie Wark. On avait connu McKenzie Wark en 2005, 2006, grâce à Stephen Wright qui l’avait invité dans le cadre de la Biennale de Paris à nous présenter le Manifeste hacker 1 quand il n’était même pas encore édité en France, depuis c’est devenu presque un Best Seller.

Karine Lebrun : il a été édité en 2006.
Jean-Baptiste Farkas : C’était juste avant, parce qu’on était partis du texte anglais, dont je crois Stephen avait fait une traduction pour le catalogue rouge de la Biennale de Paris 2006 où on avait des fragments, il avait sélectionné quelques fragments. « Une classe qui exprime ses désirs au lieu de les représenter ». C’est une phrase qui me marque parce que depuis le point de vue de la pratique de l’art, cette phrase fait sens, pour la pratique de l’art qui nous intéresse, et Karine nous a peut-être invité pour en parler aussi. L’artiste, dont la position serait proche du hacker, appartiendrait à une classe ayant abandonné l’idée de représentation pour celle d’expression. L’idée est ancienne, car déjà dans le romantisme, chez des gens comme Goethe, on peut trouver cette idée qu’une espèce de méta-œuvre serait une œuvre presque mystique qui passerait par-delà la représentation pour trouver une forme supérieure de l’expression qui serait hors représentation. Mais, pour nous ici aujourd’hui, il y aurait de quoi travailler un petit peu en se posant quelques questions, tu parlais d’une base de travail pour une suite, j’en ai formulé quelques-unes, c’est assez simple pour l’instant. Qu’est-ce qu’exprimer ses désirs au lieu de les représenter ? Sur le plan de la pratique de l’art c’est étrange mais très intéressant.
Tu parlais justement d’actes destinés à remettre en question un système. En quoi la représentation incarnerait-elle un frein ? McKenzie Wark nous dit au fond qu’on serait peut-être passés dans un nouveau registre qui serait celui de l’expression qui n’a plus besoin de représentation. Par exemple, comme artiste, c’est une question qui m’intéresse énormément, comment m’exprimer sans représenter ? Or, représenter ne serait-il pas le propre de l’art ? C’est ce qu’on nous apprend, pour être perçu il faut faire des objets etc. Et dès lors, si on ne parle pas de représentation, mais si on parle néanmoins d’art, de quel art parle-t-on ?

Je suis revenu sur un texte assez sympathique et marrant du tournant 2000, on voyait circuler ce texte sur Internet qui est le « Terrorisme Poétique » d’Hakim Bey, 2 que tu as déjà cité une fois, qui était un texte très bizarre parce qu’il a d’abord été diffusé sans être signé, puis on a vu apparaître quelques années après le nom d’Hakim Bey. Personne que l’on ne connaît pas véritablement, qui peut être le nom qui cache un collectif, je crois que c’est quelqu’un de très secret. Le « Terrorisme Poétique » propose une posture qui marie bien l’artiste au hacker. Par exemple : « Organisez une grève dans votre école ou sur votre lieu de travail sous prétexte que vos besoins en indolence et en beauté spirituelle ne sont pas satisfaits. » « Le Terrorisme Poétique n’est qu’un acte dans un Théâtre de la Cruauté qui n’a ni scène, ni rangées, ni sièges, ni tickets, ni murs – on sort là aussi de la représentation – Pour fonctionner, le Terrorisme Poétique doit absolument se séparer de toutes les structures conventionnelles de consommation d’art (galeries, publications, médias). Même les tactiques de guérilla Situationnistes comme le théâtre de rue – d’ailleurs il se trompe parce que les Situationnistes n’ont jamais fait de théâtre de rue, mais c’est peut-être une vision américaine de ce que pouvait être le Situationnisme – sont peut-être actuellement trop connues et trop attendues. » C’est proche de certains hackers, les moins intéressants, les hackers les plus artistiques. « Le Poète Terroriste se comporte comme un farceur de l’ombre – on trouve toujours cette rhétorique de l’ombre – dont le but n’est pas l’argent mais le changement. […] Déguisez-vous. Laissez un faux nom. Soyez mythique, le meilleur Terrorisme Poétique va contre la loi, mais ne vous faites pas prendre. L’art est un crime ; le crime est un art ».

Je résume un peu. La figure du hacker instaure un rapport ambigu entre négatif et positif. On l’a vu chez Damasio puisqu’il arrive à associer dans son idée du hacker le délinquant et quelqu’un qui apporte quelque chose au monde, quelqu’un qui apporte quelque chose de positif. La figure du hacker instaure un rapport ambigu entre ombre et lumière. On retrouve toujours cette espèce de dialectique entre quelque chose de caché et visible, anonymat et renommée. Ça tombe sous le sens mais c’est pour faire d’emblée une synthèse de ce que j’ai pu trouver. La figure du hacker est mystique, je me suis basé sur la définition d’Hakim Bey, elle n’est identifiable que par rapport au mystère. La figure du hacker instaure un rapport ambigu entre vécu et besoin de s’exprimer. J’avais beaucoup aimé aussi dans ton envoi cette citation « ni nommé, ni identifié, ni accusé, ni condamné ».

J’en viens à mon titre, je suis parti d’un titre, si vous vous souvenez du film de western spaghetti que j’ai repris, parce que je trouvais qu’il y avait dans la possibilité de détourner ce titre, la possibilité de présenter trois figures, trois positionnements possibles dans le champ de l’art contemporain, je parle donc là en tant qu’artiste, dont le troisième serait le hacker, mais on peut l’appeler autrement, on peut l’appeler aussi l’artiste qui nous intéresse ici. Le premier positionnement dans le monde de l’art c’est le bon. Le bon suit la voie tracée par le pouvoir en place, il va faire exactement ce qu’on lui demande. Il va être dans une école d’art, il va avoir de très bonnes notes, il va passer des écoles d’art aux galeries, des galeries aux foires et au marché de l’art, et il aura ainsi un parcours qui correspond complètement à ce qu’attend le marché de l’art.

Le second est la brute, on en trouve beaucoup aussi et je pense que la figure est réelle, c’est celui qui s’oppose de façon frontale au pouvoir en place, le perpétuel activiste contre les institutions, le marché de l’art, contre les curateurs, contre les autres artistes et qui finalement participent complètement de ce monde-là mais en opposition. C’est une figure qui est extrêmement proche du bon. On les retrouve dans certaines formes du terrorisme, c’est à dire un terrorisme des années 60 voire 70, à la place de proposer des alternatives, ils sont dans la critique perpétuelle de ce qui est en place et perdent un petit peu leur temps dans des confrontations, des face-à-face perpétuels sans proposition de renouvellement ou de véritables alternatives.

Troisième, le hacker, ou l’artiste qui nous intéresse ici, est celui qui travaille à l’ombre du pouvoir en place et est de ce fait beaucoup moins dépendant du système, qui travaille par effraction, en indépendant, qui apparaît deux ans comme artiste et puis n’est plus artiste, travaille comme dirait Jean-Claude Moineau là où on ne l’attend pas etc.

La brute est la personne qui prend la Kalachnikov et tire dans un banquet à Berlin en 1984, 1985. Il s’agit d’une émanation du groupe RAF, Rote Armee Fraktion, tiré du film La Bande à Baader 3. On avait typiquement cette opposition ferme du pouvoir en place où on trouve le banquier et on lui tire dans la gueule. Ça existe aussi en art, il y a ce genre de posture dans le monde de l’art.

En fait, le hacker me semble beaucoup mieux représenté par cette image, c’est la personne dont on peut tout supposer. Je disais tout à l’heure qu’il était mystique, identifiable que par rapport au mystère, c’est la personne dont on ne connaît jamais véritablement le visage, d’ailleurs c’est très intéressant car certains hackers sont plusieurs personnes. Parfois, un collectif utilise le nom d’une personne, jusqu’au moment où l’affaire est découverte, on croit voir une personne. Je parlais d’Hakim Bey, certains disent qu’Hakim Bey, l’auteur de TAZ, 4 serait en réalité plusieurs personnes basées aux États-Unis qui publient les livres sous le nom Hakim Bey. C’est une histoire ancienne parce qu’on disait la même chose de Shakespeare et Bacon je crois, Francis Bacon, le philosophe anglais qui écrivait les livres de Shakespeare. Derrière cette image trouble, on a sur le plan fantasmatique un monstre derrière le hacker. On trouve beaucoup dans les commentaires sur Internet d’une part une fascination, d’autre part un prédateur, un requin, quelqu’un qui comprend bien les enjeux du monde actuel et qui trouve les stratégies pour le mettre en danger. Le mettre en danger de façon beaucoup plus intéressante que la Kalachnikov.

Autre point qui m’a beaucoup intéressé, je crois que Stephen reviendra là-dessus tout à l’heure, est que le hacker existe bien avant l’ère anthropotechnique. L’état d’esprit hacker existe depuis des siècles. Pour preuve, les Reivers au Moyen-âge, pirates des rivières, qui avaient développé des stratégies de traverse, ils connaissaient les parcours de l’armée, de la royauté, sur les fleuves officiels, ils avaient développé des parcours annexes sur des petits canaux, ce qui faisait qu’ils débarquaient sur un bateau, le pillaient et se barraient. Leur système était tellement bien fait, un peu comme les hackers, que l’armée du roi n’arrivait jamais à remettre la main dessus, ils sont très proches des hackers.
Autre point intéressant, ils venaient de toutes sortes de classes, c’était des rassemblements comme les hackers qui mixaient des gens riches, sans emploi, des paysans qui avaient abandonné leurs terres. Il y avait comme ça un esprit Reivers, anarchiste. Il faut savoir que c’étaient des tueurs, des violeurs, plus violent que le hacking.

J’en viens maintenant à ma pratique. Je vous ai envoyé, dans le communiqué que je vous ai fait parvenir, un lien vers un texte d’une dizaine de pages qui décrit beaucoup mieux cette expérience que comme je vais vous la présenter maintenant. Je vous invite, pour ceux que ça intéresse, ce n’est pas obligatoire, mais en tout cas vous pouvez trouver le texte sur ce site en format PDF, qui explique beaucoup plus dans le détail ce que je vais amener maintenant :
http://contrecoup.fr/wp-content/uploads/2015/06/La-part-de-lombre.pdf

D’abord des considérations générales, j’ai une position d’artiste particulière, je ne suis pas le seul, on est beaucoup quand même à partager cette position. Je considère que l’objet d’art nous encombre, qu’il est devenu superflu. Je continue à faire de l’art sans objet d’art. L’exposition est un idéal dépassé qui doit faire place à d’autres modalités d’action telles que la manœuvre ou l’opération. « Opération » est le mot que je défends, comme déjà Allan Kaprow par exemple, mais aussi beaucoup au Canada, à Montréal, des artistes des années 70 avaient beaucoup travaillé sur le mot « manœuvre » et avaient développé des stratégies de perturbation du métro, du trafic aérien. Opérer caractérise une pratique de l’art qui relègue l’art à l’arrière-plan pour tenter de conquérir le terrain de la réalité quotidienne. Le présent nous demande de donner toute son importance à l’action de soustraire. C’est quelque chose de vraiment d’aujourd’hui que je défends bec et ongles, il y a déjà trop de choses, il y a déjà trop de productions, on est arrivé à un moment de saturation. Depuis 2002, avec un projet qui s’appelle Glitch, beaucoup plus de moins, mais j’ai aussi aujourd’hui une structure qui s’appelle Remove, on développe des stratégies de retrait, de diminution, d’affadissement, plein de gestes qui tendent à réduire la masse de tout ce qu’il y a en circulation inspiré du philosophe Ivan Illich. L’auteur est une illusion, un raccourci commode qu’il est à présent indispensable de revisiter. Mon travail est collaboratif, il y a toujours plein de gens impliqués dans mes opérations, que ce soient des commanditaires, des collègues. Il n’y a plus un auteur unique pour une œuvre unique mais une multiplicité d’auteurs pour plusieurs réalisations potentielles de chaque œuvre.

Au travers de deux identités, Ikhéa©Service et Glitch, je diffuse des services. Mon livre Des Modes d’emploi et des passages à l’acte 5 en diffuse 80 et, parmi les 80, un très grand nombre a été activé et parfois un très grand nombre de fois.

Par service, j’entends des instructions qui attendent d’être mises en pratique. On pourrait dire protocole, on pourrait dire notation, il y a plein de mots possibles avec des participations à plusieurs niveaux; mettre un mode d’emploi en pratique, commander la mise en pratique d’un mode d’emploi, quand on n’a pas envie de l’activer soi-même, proposer un nouveau mode d’emploi, beaucoup de contributeurs spontanés à l’occasion d’une rencontre, ça peut être par exemple aujourd’hui, proposer la variante d’un mode d’emploi déjà mis en pratique au moins une fois, acquérir un service parce que je travaille avec un agent, Ghislain Mollet-Viéville, qui vend mes services avec une particularité quand même très importante qui est que, même vendus, les services restent libres et gratuits d’utilisation. Ce qui vis à vis des institutions notamment marche bien, mais vis à vis des collectionneurs rend presque les transactions impossibles parce que le collectionneur privé ne veut pas que le service soit gratuit à partir du moment où il l’a acquis. Néanmoins, on a conçu un contrat qui fait que quand le service est acheté il reste toujours libre. Je me rapproche peut-être là du monde de l’Internet.

Deux exemples de service, le n°12 (variante 2), Upgrades fatals, renforcer, au point de rendre toxique, des plaisirs qu’on s’accorde, des contraintes qu’on s’impose, des peines qu’on s’inflige, des défis qu’on se lance. Il n’y a pas de documentation spéciale de ce genre d’activation, il n’y a rien à montrer dans un lieu d’exposition, ce qui se fait en réalité c’est une expérience partagée entre plusieurs personnes.

Autre service, le n°33, Inertie, déterminer ce qui ne devra ni croître ni diminuer, s’acharner à le maintenir au point mort, Karine tu l’avais déjà activé celui-là, même ici une fois, il y a plusieurs années.

Le service 35 qui va nous intéresser à présent, La part de l’ombre, rédigé en 2007, que j’appelle le supplément occulte de l’activité productrice. Par rapport aux hackers tout à l’heure, je parlais d’indistinction entre négatif et positif, entre l’ombre et la lumière, tout ce jeu, cette dialectique, j’en ai fait un service. Mode d’emploi : dans le cadre d’une commande, accompagner la livraison d’un ouvrage d’une action malveillante qui troublera l’ordre auquel celui-ci se destine. Remarques : une production et son ombre, un ouvrage « blanc » (de la main droite, officiel, licite) et un ouvrage noir (de la main gauche, officieux, illicite). Parentés : « de même que l’ironie est une prestidigitation des représentations et des idées, la ruse est une prestidigitation des actes. » C’est une citation de De Certeau, auteur que j’ai beaucoup apprécié. Indispensable : renoncer à commettre des actes de vandalismes littéraux.
Mon positionnement est celui du hacker. Dans les trois positionnements que j’ai annoncé, ce n’est pas la brute justement, car « renoncer à commettre des actes de vandalismes littéraux ». Exemple : en octobre 2012, j’avais été invité par Laurent Lebon qui est un commissaire français pour participer à La Nuit Blanche qui est un événement ultra médiatisé à Paris, un petit peu abominable. Lebon avait beaucoup travaillé pour que ce soit plus intéressant et je pense qu’il avait insufflé dans tout ça peut-être plus de travail dans les contenus que beaucoup d’autres avant lui parce qu’il avait fait une école de nuit où l’on pouvait venir écouter des sujets philosophiques assez intéressants. On a travaillé lui et moi sur quelle activation on pourrait envisager pour cette Nuit Blanche d’octobre 2012. On a imaginé plein de trucs complètement dingues, retirer la Joconde du Louvre tout en invitant les gens à venir la voir. Il en est venu en définitive l’activation du service n°4 qui s’intitule L’annulation d’espace et qui consiste à annuler des espaces pour un temps donné.

Son idée, comme il y avait des frictions politiques entre La Nuit Blanche et la préfecture de Paris, il a voulu annuler les berges de Seine pour faire chier la préfecture et soutenir la Mairie dans son idée de piétonniser Paris. C’était une idée assez belle, d’abord c’était fou parce qu’il s’agissait d’annuler finalement 12km d’un côté et de l’autre des berges de Paris, mais je me sentais complètement instrumentalisé puisque Lebon était arrivé avec l’idée d’activer le service sans que je participe aux négociations, hors il n’y a que les négociations qui m’intéressent. Puisque La Part de l’ombre est dans le cadre d’une commande, j’ai demandé à Lebon d’accepter que je puisse activer une action malveillante contre La Nuit Blanche, annoncée même dans le catalogue sans que l’on sache quel serait son contenu.

Virginie Barré : je n’ai pas compris. Qu’est-ce que ça voulait dire annuler les berges ?
Jean-Baptiste Farkas : le service consiste à annuler des m2 d’espace pour une certaine durée. Annuler ça veut dire les rendre impropres à l’usage.
VB : interdire la circulation ?
JBF : ça a été fait. C’était l’idée de Lebon d’annuler la circulation conte la préfecture qui voulait qu’il y ait un gros trafic pendant La Nuit Blanche.
VB : Et toi qu’est-ce que t’as glissé à l’intérieur de ça ?
JBF : comme j’étais instrumentalisé, il n’avait même plus besoin de moi, je lui ai proposé de compléter cette activation par une autre activation qui est La part de l’ombre et qui a la possibilité pour l’artiste de commettre un acte malveillant contre ses hôtes.
VB : qu’est-ce-que ça a été ?
JBF : ça par contre je ne le dis pas.
VB : ça figurait dans le catalogue ?
JBF : ce qui figurait dans le catalogue était l’annonce des deux services en même temps. C’était très important pour moi que ce soit annoncé, accepté du côté de la direction qu’il puisse y avoir de la part de l’artiste quelque chose qui échapperait.
VB : et c’était annoncé dans le programme de Nuit Blanche ?
JBF : on avait rencontrés les médiateurs et tout le monde voulait savoir quelle serait cette seconde activation, il y avait 100 médiateurs, et il fallait tenir…
Christine Lapostolle : et après il y a eu des spéculations sur ce qu’était le service en question ?
JBF : il y a eu des rumeurs. Les gens ont fait beaucoup de projections sur ce que pouvait être cette seconde activation. Les taxis ont pété les plombs parce qu’ils pensaient que cela avait été une attaque contre eux, il y a eu une panne généralisée du courant pendant 1h30 à Châtelet-les-halles, ils ont cru que c’était ça. Il y a eu toute cette attente autour de quelque chose que je ne révélerai jamais.
CL : que vous avez gardé pour vous ? Personne ne le sait ?
JBF : non. Merci d’avoir posé la question parce que parfois ça devient un peu confus dans l’enchainement des idées.

Dans une époque qui semblerait nous demander d’apparaître toujours davantage, contre la bonne morale, je souhaiterais défendre la notion de « pratique élitiste de l’art ».
Je me suis fait beaucoup d’ennemis avec cette idée mais j’aime bien le mot élitiste parce qu’il est un peu effrayant. Au fond, un artiste qui pourrait se laisser la liberté de choisir à qui il s’adressait, cette part de l’ombre, je ne l’ai pas adressée à tout le monde, je ne l’ai adressée qu’à moi-même. Ce serait comme un cryptage, seulement certaines personnes sauraient seulement ce que j’ai fait. Depuis 2012, j’ai reproduit plusieurs fois La part de l’ombre en prétendant faire quelque chose et en réalité faisant autre chose et en prévenant quelques personnes de cette modification. Ce que j’appelle « pratique élitiste de l’art ». Le mot est mal choisi, on pourrait dire « sélectionniste », « cryptique » ou « crypté », il y aurait sûrement d’autres mots, mais ce que j’aime bien c’est que ça enclenche des débats.
L’industrie culturelle grandissant, l’artiste se voit dominé toujours plus par un impératif : celui de se rendre perceptible. D’une façon générale, l’artiste s’avère souvent incapable de s’inscrire, au travers des modalités de sa pratique artistique, dans une « économie réputationnelle », là je cite l’expression de Stephen Wright, autre que celle que lui propose l’industrie culturelle. Ce que j’appelle une pratique élitiste de l’art reviendrait donc pour le créateur à s’inventer des façons d’échapper au régime de la visibilité imposé par le contexte de l’industrie culturelle et à rejeter toute intention didactique. Cet élitisme est une opposition ferme à l’idée d’un « art pour tous », clé de voûte de toute la production ayant cours dans le régime dominant. Et évidemment, plus le régime est massif, plus c’est Beaubourg, le Palais de Tokyo, plus cette posture devient compliquée. En fait, c’est venu du fait que quand j’annonçais ce que je voulais faire, on me refusait toujours la possibilité de le faire.
Il faut donc changer la tactique, il faut que j’annonce des choses et qu’en réalité je fasse d’autres choses. C’est la liberté que j’ai pu retrouver. Une autre liberté serait de ne pas travailler avec l’industrie culturelle, c’est aussi bien.
L’ombre est une manière singulière de participer, parce que là aussi je m’oppose aux artistes qui partent, il y a tout ce travail théorique sur les artistes qui quittent l’art, je trouve intéressant de continuer malgré tout, malgré une ère saturée, malgré l’industrie culturelle qui est très violente avec nous pour des histoires de normes de sécurité, je ne sais pas quoi, malgré tout « d’en être » vigoureusement, en s’accordant le pouvoir d’être souverainement dégagé, on sait ce qu’on fait mais pas forcément les autres. L’ombre est une détermination. Elle revient à la volonté de s’investir dans un écart : celui qui, supposons-nous, se doit d’exister entre ce que le monde dans lequel nous vivons nous demande et ce que nous souhaitons lui donner. Un écart à la fois gigantesque, stimulant et inquiétant. Une critique de cette posture que j’ai trouvée, je suis parti d’un texte ancien de 1972 de Carl Schmitt qui n’est pas un auteur recommandable mais, quand même, très intéressant qui m’avait été indiqué il y a quelques années par Francesco Masci, notamment le texte qui s’intitule la Théorie du partisan 6. Pendant la guerre froide, Carl Schmitt, qui avait des problèmes avec les nazis, a développé une théorie générale du partisan qui, à mon avis, est une critique intelligente du hacker et de l’artiste qui nous intéresse ici.
« Le partisan combat en irrégulier […] dans la perspective d’une théorie générale du partisan, la force et l’importance de son irrégularité sont déterminées par la force et l’importance de l’organisation régulière qu’il met en cause. » Partisan, dans le sens de suppression de distinction nette entre guerre et paix. Le partisan apparaît et disparaît tout comme le hacker, les combattants d’un jour mais pas de toujours, ce qui est différent de la guerre normée, car le combattant est sur le terrain tant que la guerre continue. De par la dimension irrégulière de son statut, le partisan instaure un régime d’« hostilité absolue ». Ce qui est vrai pour le hacker qui sort des règles de la guerre, il trouve une autre approche. Je dirais donc qu’en négatif, le partisan selon Carl Schmitt décrit les combats irréguliers des hackers et artistes qui nous intéressent. « La guerre demeure limitée en principe, et le partisan reste en dehors de ces limites. Le partisan moderne n’attend de son ennemi ni justice ni grâce. Il s’est détourné de l’hostilité conventionnelle de la guerre domptée et limitée pour se transporter sur le plan d’une hostilité différente qui est l’hostilité réelle, dont l’escalade, de terrorisme en contre-terrorisme, va jusqu’à l’extermination. »
« Ce n’est pas seulement [la] vie [du partisan] qui est en jeu comme celle de tout combattant régulier. Il sait que l’ennemi le rejettera hors des catégories du droit – la question du droit pour les grands hackers se posent sans arrêt, on est quelque part hors des limites du droit et les états face aux stratégies hacker sont continuellement en train de réécrire le droit – de la loi et de l’honneur et il accepte de courir ce risque. Or, le combattant de la révolution agit de même, qui proclame que l’ennemi est un criminel et que les concepts de droit, de loi et d’honneur propres à l’ennemi sont une mystification idéologique. »

En 2001, Jean Baudrillard avait une position assez proche pour caractériser ce qu’il voyait comme l’évolution du terroriste qui est très proche de la figure du hacker. « Le terrorisme, comme les virus, est partout – La part de l’ombre nous permet d’être partout. Si on est dans une salle de galerie, on n’est pas partout. Par contre si on développe d’autres approches on est partout – Il y a une perfusion mondiale du terrorisme, qui est comme l’ombre portée de tout système de domination, prêt partout à se réveiller comme un agent double. Il n’y a plus de ligne de démarcation qui permette de le cerner, il est au cœur même de cette culture qui le combat, et la fracture visible (et la haine) qui oppose sur le plan mondial les exploités et les sous-développés au monde occidental rejoint secrètement la fracture interne au système dominant. Celui-ci peut faire front à tout antagonisme visible. Mais l’autre, de structure virale, comme si tout appareil de domination sécrétait son antidispositif, son propre ferment de disparition, contre cette forme de réversion presque automatique de sa propre puissance, le système ne peut rien. Et le terrorisme est l’onde de choc de cette réversion silencieuse. » 7

Virginie Barré : je voudrais juste en savoir un petit plus sur ce qui diffère selon toi entre ta pratique et celle d’artistes conceptuels, entre la pratique de ton agent et d’un galeriste.
Jean-Baptiste Farkas : je ne me sens pas trop dans la lignée conceptuelle, même si bien sûr l’idée des scripts me vient de la philosophie américaine, comme Nelson Goodman, des artistes comme Laurence Wiener, mais ce n’est qu’un point de départ. Ensuite, leur travail est complètement formaté au monde de l’art, justement ce que j’appelle le bon. Leurs mots vont finir peints sur les murs, ce qui est triste par rapport à un potentiel de départ génial chez Laurence Wiener par exemple. Je suis très détaché de ces gens-là. Les personnes qui m’ont le plus influencées sont George Brecht de Fluxus qui, déjà dans les années 50, développait des histoires de protocoles à activer et la dernière phase d’Allan Kaprow, quand il s’est détaché du happening, il développe ce qu’il appelle « l’un-artiste », c’est à dire des artistes qui font des actions pour eux-mêmes ou pour des gens, là il y a une filiation directe, dans L’art et la vie confondus 8 il y a un texte de 89 je crois où il décrit des actions qu’il a faites. C’est un peu ambigüe, il y a des contradictions intéressantes, justement entre l’ombre et la lumière, entre l’anonymat et la reconnaissance. Il faut qu’elles tiennent ces contradictions parce que si c’était trop tranché, ça deviendrait facho. Il faut maintenir ces contradictions et trouver un positionnement.
VB : le positionnement reste toujours inconfortable alors.
JBF : c’est très inconfortable. Le paiement est constamment remis en question, c’est dur.
VB : et par rapport à l’agent ?
JBF : on n’expose pas. Il ne me force jamais à faire des produits dérivés. C’est quelqu’un qui est très bon sur le plan des contrats. On a plusieurs contrats de cession, des contrats d’activation, qui ne sont pas du tout obligatoires. Il me laisse libre d’agir, il me connaît, il sait comment je travaille. J’ai déjà travaillé avec des galeristes auparavant et ils voulaient toujours avoir les photos sur les murs, c’est leurs histoires mais je considère que ce n’est pas la mienne. Il y a un rapport de tension qui vient très vite parce qu’au début ils sont un peu filous, ils disent que c’est super puis un an après ils veulent les photos sur les murs.
VB : dans le cadre de cet agent, il s’agit quand même de vendre des choses.
JBF : oui.
VB : ça reste immatériel ?
JBF : il n’y a qu’un contrat et, comme je le disais, on considère l’acquéreur comme un contributeur, pas comme un collectionneur dans le sens classique, parce qu’en signant le contrat il doit accepter que ça reste libre. Si quelqu’un trouve le protocole sur Internet il en fait ce qu’il veut.
VB : il y a une sorte de non sens à vouloir acquérir…
JBF : nous aider financièrement, ça fait du sens, c’est une contribution.
Christine Lapostolle : est-ce que ça déplace le champ des gens qui s’impliquent ? Est-ce que c’est des collectionneurs par ailleurs ?
JBF : il y en a, c’est des institutions.
CL : des institutions artistiques ?
JBF : principalement artistiques. Les institutions ont cette idée de donner gratuitement des contenus à des gens, les protocoles les intéressent dans ce sens là, je pense au CNAP par exemple. À travers Sébastien Faucon, le CNAP a développé tout un secteur sur l’immatériel, la transmission, parfois même de personne à personne, sans public ou à travers d’ateliers, des choses beaucoup plus subtiles que ce qu’on pouvait voir dans la collection du CNAP il y a 20 ans. Il y a des évolutions dans les institutions de ce point de vue-là.
Un étudiant dans la salle : je pense à ce que vous avez fait sur les quais de Seine, vous avez fermé le champ de l’art. Toutes les personnes qui vont subir les conséquences négatives de votre projet, ça ferme énormément l’accès au public au lieu de l’ouvrir le plus largement possible.
JBF : c’est une critique possible mais je l’assume, car j’en ai tellement marre de l’idée que ça doit être ouvert à tout le monde, on l’a tellement subi en art comme un diktat, quand je disais la clé de voûte de l’industrie culturelle, c’est un art pour tous. En même temps, cette même industrie culturelle vous demande de tout corriger. « Non, ce ne sera pas comme ça parce que les normes … », à la fin il n’y a plus rien d’intéressant dans l’œuvre. L’effet négatif de mon positionnement vis à vis d’un art pour tous est que l’on me reprochait d’être élitiste.

  1. Ken McKenzie Wark, Un manifeste hacker, Paris, Criticalsecret, 2006[]
  2. L’art du Chaos, stratégie du plaisir subversif, Nautilus, 2000[]
  3. La Bande à Baader, Uli Edel, 2008 []
  4. TAZ, zone autonome temporaire, Éditions de L’éclat, Paris, 1997[]
  5. Jean-Baptiste Farkas, Des modes d’emploi et des passages à l’acte, ÉDITIONS MIX, 2010[]
  6. La notion du politique – Théorie du partisan, Paris, Calmann-Lévy, 1972 []
  7. Le Monde, 2 novembre 2001.[]
  8. Allan Kaprow, L’art et la vie confondus, Paris, 1996 []
 

C.

Karine Lebrun
2016
 

Ça fait 20 ans, là je suis en mode invisible. C. dit invisible en anglais. C. répète, clean profile. Nous buvons installés à la table d’un café. C. parle du passé.

Nineteen Eighty-One

À treize ans, j’ai commencé à programmer en BASIC 1 avec mon premier ordinateur Zx81 processeur zilog Z80A 2 Tout le monde voulait des mobs à l’époque, moi j’ai eu un ordi. Après, j’ai eu un Commodore 3 puis un Atari 1040 4 avec lequel on jouait de la musique en midi. J’étais dans les clubs informatiques, on crackait juste des jeux, on ne peut pas appeler ça du hacking.
Plus tard, au lycée, on programmait des PB15 avec un langage objet. 5
Le Turbo Pascal 6 est plus intéressant que le BASIC, interprétatif et lent, alors que le Python, 7 qui vient des Monty Python, est un langage simple.
A côté, je bricolais des émetteurs pour les radios libres, je flashais les ROMs 8 des calculatrices, c’est à dire que je modifiais leurs micro-systèmes, je mettais des micros dans le congelo, ça ne plaisait pas trop.
Après un BAC E, j’ai fait math sup techno. J’ai décroché au bout d’un an.

C#HasH %4

C’est un vieux pseudo, un nickname 9 d’IRC. 10
Pas d’action ou de revendication comme les hackers mégalos qui prennent des noms de romans. Je fais partie de ceux qui sont dans l’ombre. À partir du moment où l’on passe dans l’hacktivisme, on cloisonne tout. Je gagne rien avec du hack. Le but est de jouer, le moteur reste le jeu animé par un esprit libertaire. Quand tu hackes, la règle de base est OHM, observe hack and make 11. Tu envoies une requête, tu observes, tu attends des semaines. La plupart du temps, le système en face est du Windows, du DOS, 12 une faiblesse de Windows, une coquetterie de Gates.
J’ai commencé à fréquenter les free parties dans les années 90 au moment des Spirale Tribe. Avec le Do it yourself, les free parties étaient une grosse révolution, un hors système complet, tu te démerdes. D’un côté, j’étais attiré par la musique électro, je suis branché Deep ou Fly, mais je n’avais pas une vie de traveller, je fournissais de l’infrastructure au niveau machine. On s’occupait aussi des Beige Box 13 en haut des poteaux téléphoniques pour y brancher des répondeurs avec un magnéto. Les gens appelaient le numéro de la Beige Box et savaient où les raves avaient lieu. Puis, j’ai arrêté les free. Moi c’était l’informatique, eux les DJ.

Kill your MAC 14

Tu vas chez Yahoo, tu t’introduis sur le serveur, tu fais sauter tous les niveaux et tu envoies la liste des mots de passe pour montrer que le système est waste 15.
Les crackers portent atteinte au code source d’un logiciel mais le but, à 98%, est de pénétrer une machine. Tu regardes un DIVX, tu joues avec la vie.
Ils peuvent cracker ton compte bancaire, ta machine peut devenir un zombie. 16 D’abord, tu flingues l’adresse MAC, tu as une entrée royale que l’utilisateur ne peut pas détecter. Tu ouvres un port avec un microserveur en Python, la machine est infectée, tu la scannes, tu dégages ta ROM, tu flashes et tu la mets en adresse MAC façon broadcast. C’est pas mon rayon.
Je suis un cypher, mon domaine de prédilection est la cryptanalyse. 17 Les crackers introduisent du code et modifient des logiciels, les mappers font des repérages et créent des botnets. 18 Moi, je récupère l’info cryptée et je casse le code, mais je ne me vois pas monter une massive attack en brutale force. 19
Maintenant, je suis un backidea, je ne suis plus hacktiviste mais consultant. Je ne suis plus impliqué dans quoi que ce soit. Il y en a beaucoup dans le milieu qui se mettent en stand-by. On décroche tous les uns après les autres.

CCC 20

Le CCC n’est qu’une partie des autres collectifs auxquels j’ai participé. C’est un space. Autrement dit, un endroit où tu peux éditer de l’information, un outil de communication avec une logique ultralibertaire. On était une centaine dans les années 90, on est 3600 aujourd’hui. Jusqu’en 99, j’ai surtout fait de l’intrusion.
Tu rentres, tu sors, sans laisser de traces. On faisait très white, j’ai énormément appris. Pendant 10 ans, on a créé des contacts en IRC, puis on s’est rencontrés.
Le premier camp en 99 a été violent, les gens n’ont pas de visage sur Internet, ça fusionne, c’est une vraie communauté par la pensée, mais les idées fondamentales naissent des rencontres physiques. Les camps durent une semaine sur un terrain, en autarcie, c’est du camping avec des séminaires et des conférences 24 heures sur 24.
Je n’ai pas de vie de famille. C’est trop prenant. Malgré que je sois relié aux autres, c’est solitaire. Quand tu es sur un réseau, tu dois être à 100%, tu ne peux pas être dérangé.

IRC

C’est un salon de discussion. On échange sur des serveurs que l’on connaît, à 10 puissance 18 fois les niveaux bancaires. Il faut théoriquement 400 milliards d’années pour casser ces codes. Les nouveaux venus sont mis à l’épreuve, il va falloir qu’ils connaissent des choses qu’ils n’ont pas appris à polytechnique.
Ceux qui viennent sans que l’on sache pourquoi et qui demandent comment cracker tel ou tel logiciel, on lock en F8 -Google is your friend- ça arrive souvent.
Je me connecte à partir de 22h, j’aime bien la nuit pour le silence, l’esprit est plus open. Une fois qu’on est dedans, la discussion est ouverte sur pas mal d’actualités geek, c’est plutôt technique. Une problématique peut durer plusieurs mois, on échange du code mais on travaille sur des projets communs aussi. Plus tu donnes, plus tu reçois. Ceux qui retiennent l’info sont éjectés.
Dans les années 90, on parlait en leet, 21 la totalité de la conversation était chiffrée.
Maintenant, ce n’est plus exactement du leet, le langage et le code sont mêlés, tu codes et tu tagues pour discuter. Il y a des IRC plus tendus, plutôt black. Si tu ne parles pas comme eux, tu te fais traiter comme un chien. Beaucoup sont russes et d’ex-Yougoslavie, ils produisent du malware, des cracks, ils foutent la merde. La seule accroche est les jeux vidéos. Je joue quasiment plus mais Warcraft m’a beaucoup occupé. Il y a pas mal de no life qui sont dessus. J’en connais des no life, ils commandent tout sur Internet. J’ai un ami qui n’est pas sorti depuis 6 mois, il est à un niveau très haut du jeu. Il scripte, il code, il parle de code, de Java, 22 de Python. Plus personne ne contrôle Warcraft.

Bullshit vs Bullrun 23

La NSA 24 a Bullrun, nous on a Bullshit. Bullrun est un outil qui permet de casser n’importe quel code. La puissance de calcul est phénoménale, aucun dispositif d’écoute n’est inaccessible. Bullshit est plus astucieux, il inonde le système de cryptographie. 25 C’est un leurre qui change tous les mots de passe et crypte 3/4 des données. Ce qui est plus intéressant encore, ce sont les botnets. Ta machine devient une machine zombie. Tu décuples ta puissance de calcul et tu disperses ce que tu es en train de traiter sur environ 500 000 machines. Tu peux utiliser la carte graphique d’un ordinateur en veille à 80%. Même si tu as un sniffe, même si tu as un firewall, tu n’arrives pas à détecter l’activité d’un botnet. 70% ou 80% des machines sont sous botnets.

Je suis un grey

On a tous fait des études scientifiques à des degrés différents. Du BAC au doctorant, la base est scientifique et mathématique. Si on remonte plus dans l’enfance, on a tous été gamers, on a tous été bidouilleurs.
À partir de 2001, les choses ont basculé. Le mouvement est devenu tel qu’il est car la NSA a hyper fliqué le réseau. Elle est à l’origine d’un logiciel de reconnaissance faciale capable d’investiguer des milliers de personnes par heure sur les réseaux sociaux. C’est le plus grand système de fichage mondiale et l’information n’a jamais été relayée par la presse. Que tu sois grey, black ou white, la logique libertaire irrigue toute la communauté. Les white cherchent les failles de vulnérabilité et les corrigent dans le but d’améliorer la sécurité, les black sont des mercenaires et les grey défendent des idées politiques. On est plus ouverts sur les outils de cryptographie et les logiciels libres, l’argent n’est pas le moteur.
Notre premier interlocuteur est quand même la machine. On réalise des choses qu’on ne pourrait pas réaliser avec des choses réelles. J’ai passé des heures, des jours à coder, au bout d’un moment la relation devient intime, le principe est animiste. Avec les ordinateurs qubit, 26 les machines prendront des décisions, on ne sera plus dans un rapport de 0 et 1 mais dans un rapport proche de l’intelligence artificielle.
L’Internet est complètement dépendant des hackers. Les hackers ont toujours essayé d’améliorer le système. S’il n’est pas parfait, il est perfectible, une grosse partie du chiffrement qu’utilisent les banques vient de là.
Les entreprises sont très cloisonnées, la logique est propre alors que les hackers connaissent bien le réseau global.
En France, la politique est répressive, l’hacktivisme n’a pas pu éclore, les hackers se sont réfugiés vers les logiciels libres pour exister. Depuis la Loi de programmation militaire votée en 2013, les outils de cryptographie sont considérés comme des armes de guerre. L’information est édulcorée et commerciale, j’utilise à peine 1% du web. Nous, on est très hype.

  1. BASIC : en programmation, le BASIC (acronyme pour Beginner’s All-purpose Symbolic Instruction Code, littéralement « code d’instruction symbolique multi-usages du débutant ») est une famille de langages de programmation de haut niveau ayant pour but la facilité d’utilisation. Source : Wikipedia[]
  2. Ordinateur Z81 processeur zilog Z80A : le Sinclair Zx81 est un ordinateur personnel 8 bits, conçu et commercialisé par la Sinclair Research en mars 1981. Le boitier était noir avec un clavier à membrane; l’apparence distinctive de la machine venait du travail du designer industriel Rick Dickinson. Source : Wikipedia[]
  3. Commodore : le Commodore 64 est un ordinateur personnel conçu par Commodore Business Machines Inc. en 1982, sous l’égide de Jack Tramiel. Il fut la première machine vendue à plusieurs millions d’exemplaires (de 17 à 25 millions selon les estimations), et il reste le modèle d’ordinateur le plus vendu à ce jour. Source : Wikipedia.[]
  4. Atari 1040 : les Atari ST forment une famille d’ordinateurs personnels conçus par Atari dont le succès commercial a marqué la deuxième moitié des années 1980 et le début des années 1990. Le succès fut autant grand public (Jeux vidéos) que professionnel (Traitement de texte, PAO et surtout MAO). Source : Wikipedia.[]
  5. PB15 avec un langage objet : le PB15 est un automate programmable créé en 1975. Le langage objet ou la programmation orientée objet (POO) est un paradigme de programmation informatique. Il consiste en la définition et l’interaction de briques logicielles appelées objets; un objet représente un concept, une idée ou toute entité du monde physique, comme une voiture, une personne ou encore une page d’un livre. Source : Wikipedia.[]
  6. Turbo Pascal : Turbo Pascal est un environnement de développement intégré pour le langage Pascal. Pascal est un langage de programmation impératif qui, conçu pour l’enseignement, se caractérise par une syntaxe claire, rigoureuse et facilitant la structuration des programmes. Source : Wikipedia.[]
  7. Python : Python est un langage de programmation objet, multi-paradigme et multi-plateformes.Source : Wikipedia.[]
  8. ROM : l’expression mémoire morte (en anglais, Read-Only Memory : ROM) désignait une mémoire informatique non volatile (c’est à dire une mémoire qui ne s’efface pas lorsque l’appareil qui la contient n’est plus alimenté en électricité) dont le contenu était fixé lors de sa programmation, qui pouvait être lue plusieurs fois par l’utilisateur, mais ne pouvait plus être modifiée. Avec l’évolution des technologies, la définition du terme mémoire morte a été élargie pour inclure les mémoires non volatiles dont le contenu est fixé lors de leur fabrication, qui peuvent être lues plusieurs fois par l’utilisateur et qui peuvent être modifiées par un utilisateur expérimenté.
    Source : Wikipedia.[]
  9. Nickname : surnom.[]
  10. IRC : Internet Relay Chat (en français, « discussion relayée par Internet ») est un protocole de communication textuelle sur Internet. Source : Wikipedia.[]
  11. Observe hack and make : observe, détourne, fabrique.[]
  12. DOS : on appelle généralement DOS (disk operating system) le système d’exploitation PC-DOS développé par Microsoft pour l’IBM PC, ainsi que la variante MS-DOS vendue par Microsoft pour les compatibles PC. Source : Wikipedia.[]
  13. Beige Box : technique de fraude aux télécommunications consistant en un branchement sauvage d’un téléphone à une ligne téléphonique quelconque. Source : Wikipedia.[]
  14. Kill your MAC : flinguer l’adresse MAC. Le MAC (acronyme de Media Access Control) n’a aucun rapport avec le Mac d’Apple.
    Source : Wikipedia.[]
  15. Waste : vraiment pourri.[]
  16. Machine zombie : ordinateur contrôlé à distance à l’insu de son utilisateur. Source : Wikipedia.[]
  17. Cryptanalyse : science qui consiste à tenter de déchiffrer un message ayant été chiffré sans posséder la clé de chiffrement. Source : Wikipedia.[]
  18. Botnet : de l’anglais, contraction de « robot » et « réseau ». Un botnet est un réseau de bots informatiques, des programmes connectés à Internet qui communiquent avec d’autres programmes similaires pour l’exécution de certaines tâches.
    Source : Wikipedia.[]
  19. Massive attack en brutale force : en cryptanalyse, l’attaque par force brute consiste à tester toutes les solutions possibles de mots de passe ou de clés.
    Source : Wikipedia.[]
  20. CCC : le Chaos Computer Club est un groupe de hackers fondé en 1981 à Berlin.[]
  21. Leet : le leet speak, de l’anglais « elite speak » (littéralement, « langage de l’élite »), est un système d’écriture utilisant les caractères alphanumériques ASCII. Source : Wikipedia.[]
  22. Java : langage de programmation informatique orienté objet. Source : Wikipedia.[]
  23. Bullrun : programme américain secret, utilisé par la NSA, ayant pour but de casser des systèmes de chiffrement. Source : Wikipedia.[]
  24. NSA : la National Security Agency est un organisme gouvernemental du département de la Défense des États-Unis, responsable du renseignement d’origine électromagnétique et de la sécurité des systèmes d’information et de traitement des données du gouvernement américain. Source : Wikipedia.[]
  25. Cryptographie : une des disciplines de la cryptologie s’attachant à protéger des messages (assurant confidentialité, authenticité et intégrité) en s’aidant souvent de secrets ou clés. Source : Wikipedia.[]
  26. Qubit : en informatique quantique, un qubit est l’état quantique qui représente la plus petite unité de stockage d’information quantique. C’est l’analogue quantique du bit. Source : Wikipedia.[]
 

Mais qu’entend-on par hacker ?

Stephen Wright
Transcription de la version filmée diffusée le 22 février 2018 à l'EESAB site de Quimper.
 

Qu’entend-on par hacker ?
Non pas sur le plan étymologique ou technique ou sémantique ou stratégique ou criminalistique. Mais au sens simplement pragmatique : dans ce contexte-ci, à savoir celui d’une école d’art, de quoi s’agit-il de hacker ?

Au moins deux choses sans doute.

D’une part, il s’agit de faire intrusion, à effraction minimale, dans l’algorithme implicite qui régit l’écosystème de l’art autonome, celui qui permet à l’art de revendiquer ce statut à part qu’on lui reconnaît encore ; il s’agit, autrement dit, de hacker sa spécificité (de son médium, objet, site, ou régime de visibilité), bref son statut d’exception.
Et d’autre part, d’accompagner l’art dans sa migration hors de lui-même lorsqu’il s’invite dans d’autres milieux, justement là où, par affinité ou par contagion, il invente sa compatibilité avec d’autres mondes. D’où l’ambivalence du terme et du geste, en proie aujourd’hui de capture institutionnelle.
Hacker, en somme, est le moment destituant qui, tout en assurant à l’institué un avenir qu’il ne mérite assurément pas, mais dont il a besoin, lui extorque en même temps une partie de sa promesse et nous assure une partie du devenir que nous désirons. Penchons nous brièvement donc sur l’instabilité de cette dialectique, sans du tout pour autant répondre à la question posée par son intitulé : Mais qu’entend-on pas hacker ?

L’algorithme fondamental du régime autonome de l’art fut inventé vers la fin du XVIIIe siècle par un informaticien philosophique du nom d’Emmanuel Kant. En affirmant dans sa Critique du jugement que l’art, contrairement à toute autre activité humaine, se caractérisait d’une part par sa “finalité sans fin” et se destinait, d’autre part, au “spectateur désintéressé”, situait l’art des deux siècles à venir dans une sphère à l’abri de l’usage et de l’utilité. L’algorithme était d’autant plus pervers qu’il n’affirmait pas que l’art était inutile, mais plutôt que son utilité (sa finalité) était d’être inutile (sans fin). On conçoit bien l’attrait d’une telle conceptualisation : dans une société vouée toujours davantage à la rationalité utilitariste et aux analyses coût-bénéfice qui en découlent, il peut sembler en effet désirable de définir une activité se soustrayant à cette logique. Et l’art autonome — fierté de l’époque moderne — était conçu non pas comme une activité anodine et sans conséquence (même s’il l’est devenu) ; son autonomie était censée lui conférer l’espace-temps pour lui permettre d’explorer et faire déployer librement ses logiques formelles internes, sans interférence de la part des autorités politiques et théologiques. Aujourd’hui, si l’on croit de plus en plus de praticiens qui fuient (ou hackent !) ce statut d’exception proprement ontologique, cette autonomie est devenue un piège : l’affirmation performative sur laquelle repose le système d’art contemporain — “Ceci est de l’art !” est devenue en même temps un aveu d’impuissance ontologique : “Ceci n’est que de l’art…”
Petit à petit, le “code noir” de l’algorithme régissant le fonctionnement et le mode d’être de l’art moderne s’est révélé — celui lui permettant de revendiquer, aujourd’hui encore, son statut d’exception ontologique permanente : sa spécificité. Un Clement Greenberg parlait de la spécificité du médium. Auquel un Donald Judd répliquait par la spécificité de l’objet. Robert Smithson, quant à lui, défendait la spécificité du site. Plus récemment, Jacques Rancière soutient que l’art se distingue par la spécificité de son régime de visibilité. Preuve s’il en est de la puissance durable de l’algorithme de Kant de pouvoir s’adapter à tant d’usages et d’usagers se voulant incompatibles…. Or, l’art a une histoire bien plus longue que les deux cents ans de la modernité — un moment parenthétique relativement bref finalement — et ne s’est jamais caractérisé ni avant ni après la modernité par sa spécificité ou son autonomie, mais bien plutôt par sa compatibilité et sa souplesse multi-usages.


Aujourd’hui, depuis nos écoles d’art — ou d’autres lieux institués — il s’agit de reconnaître cette prétention de spécificité pour la construction idéologiquement déterminée qu’elle est de réinventer sa compatibilité avec d’autres mondes vécus. Hacker a beau être un terme proprement informatique, il s’agit de hacker les codes qui régissent à notre insu nos présupposés quant aux modes d’être et de faire.
Plus exactement, si l’art demeure régi par l’algorithme de la spécificité, il se condamne à n’agir qu’à l’échelle réduite. Or, hacker ne se fait pas à l’échelle réduite — ne peut s’y faire — mais seulement à l’échelle 1:1, à l’échelle réelle, avec une prise sur le réel. Les pratiques du hacking, si modestes, si furtives, si invisibles soient-elles, opèrent à l’échelle 1:1, l’échelle même du hacking. Ce qui veut dire, en même temps, que le hacking n’a rien de spécifique, ni d’autonome : c’est le système hacké qui constitue le support (au sens informatique encore) du hacking, même s’il s’agit d’un “support” au sens absolument figuré : un exemple parmi tant d’autres : on pense notamment aux quelques 14.000 satellites en orbite géostationnaire autour de notre planète, la plupart désormais inusités mais parfaitement exploitables, hackables donc par des artistes ou des réseaux d’écoles d’art, qui pourraient constituer une plate-forme de compatibilité pour un réseau de communications autres, pour peu que l’art s’arracherait à sa spécificité de l’échelle réduite pour agir dans et hors du monde…


Dans cette dialectique entre spécificité et compatibilité qui définit dans une large mesure la condition post-autonome de l’art aujourd’hui, nous voyons une image exemplaire de ce qu’on peut entendre par hacker. Car qu’il agisse par affinité ou par contagion, hacker est toujours le moment destituant dont l’institué, à son insu et parfois même à son corps défendant, a cruellement besoin pour se perpétuer. Mais hacker ne peut évidemment se réduire à “rendre service” à l’institué, car il s’agit avant tout, et surtout, de lui extorquer une partie de sa promesse et nous assurer une partie du devenir que nous désirons. “Libérer les énergies” des vecteurs, pour reprendre la terminologie d’une première génération de hackers…
Or, quand on hacke la spécificité de l’art, par exemple, au nom d’une extensive compatibilité, ne met-on pas en jeu et en œuvre la dialectique entre institution et destitution qui est au cœur même de la constitution de l’agir ? On peut dire que sans un hack, au sens large d’une force destituante, rien ne saurait se faire, aucun événement (dans le sens d’une rupture de pure prévisibilité mécanique) ne surviendrait jamais. Hacker n’est pas autonome et n’aspire pas à le devenir. Il faut de l’institué pour pouvoir agir, mais comme l’institué entrave et retarde l’agir, il faut un moment destituant pour re-fluidifier le flux et libérer l’imprévisible. On peut dire que c’est cette double structure de tout corps constitué qui est motrice de la dialectique et qui la rend possible.


Pour mieux saisir ce qu’on entend par hacker, peut-être serait-il utile de mieux préciser ce qu’on entend par l’institué qu’il s’agit de hacker. La langue, par exemple, relève de l’institué : il s’agit d’une institution qui permet la communication mais qui se sert de nos prises de parole pour préserver son identité à travers le temps. Parler, en revanche, relève (enfin, dans le meilleur des cas!) relève du hack. La parole est quelque chose de spontané, le moment par lequel la subjectivité fissure ou hacke la langue et se fait sentir. Or, si le côté institué devient exorbitant, il fait barrage à la communication, et on se retrouve avec des phrases stéréotypées et réifiées. Bien sûr si le hack s’autonomisait et le côté destituant parvenait à ses fins, destituant la langue par la parole, la communication ne se fait pas du tout.
Mais justement, encore une fois, le hack ne vise pas l’autonomisation (même s’il se fait, il va sans dire, en toute autonomie !) et ne relève pas d’une action spécifique. Il s’agit tout simplement dès maintenant de s’insinuer par l’espace du jeu dans toute activité (dont l’art) revendiquant une spécificité afin de libérer et d’augmenter sa compatibilité.

 

Compilation-à-la-volée

Tamara Lang
Fac-similés, 2020
 

Pour moi, en tant qu’étudiante, hacker en école d’art signifie d’abord sortir de son seul atelier et de sa seule pratique pour appréhender et questionner le lieu, la fonction et l’organisation d’une école d’art comme un système complexe qu’il m’importe d’apprendre à décoder. Ensuite vient le travail de (re)programmation : quels langages, situations, relations, actions proposer face aux modèles dominants ?

« Nous ne cherchons pas à être contre l’école. Nous cherchons à déconstruire l’école qui est en nous.
Nous ne sommes pas contre l’école. Il y a quelque chose qui nous plaît en elle, et il y a quelque chose qui ne nous plaît pas. Peut-être est-ce sa partie scolaire, sa partie productiviste ou sa partie dirigiste. Peut-être ne pouvons-nous rien y faire, peut-être qu’il n’y a pas de réponse, mais au moins, on se pose la question. Nous ne sommes donc ni pro-école, ni anti-école, mais alter-école.
Nous cherchons à construire ou découvrir des écoles buissonnières, des écoles invisibles ou furtives. Nous réfléchissons à la possibilité d’être dans la périphérie de son regard, à occuper ses marges, à dépasser le cadre de l’intérieur. Nous cherchons à utiliser l’école comme un outil d’étude, nous cherchons à comprendre ce qui en elle est à l’image de la société. Il ne s’agit pas de faire la guerre à l’autorité, il s’agit de comprendre ce qui la rend possible, et de tenter de trouver des outils pour jouer avec elle ou la destituer. Nous savons que l’école est un bac à sable en comparaison du désert qui grandit au dehors. »

Extrait du Communiqué du Syndicat Universitaire Destituant #2 (2017)
https://unionexperimentale.wordpress.com/2017/02/10/communique-du-syndicat-universitaire-destituant-2/

À travers la ligne de recherche Pratiques du hacking, je rejoins l’équipe sur l’idée que le geste de hacker est créatif. C’est une notion trouble et ambigüe, un verbe transitif qui implique des techniques précises, une connaissance du terrain afin de cibler et de réaliser des objectifs concrets. Commencer par questionner et désapprendre mais aussi se donner une puissance d’agir, de se confronter, décider de prendre la tangente, détourner, se regrouper, co-créer, apprendre l’engagement individuel et collectif, fabriquer des outils et langages, développer des réseaux alternatifs sont autant de possibles procédés de hacker.

Compilation-à-la-volée est une série de fac-similés d’une sélection de pages de mon mémoire de fin d’études Du pain sur la planche (2019), dont l’entièreté est lisible en PDF ci-bas. Les extraits que je vous propose dans le cadre des Pratiques du hacking, opèrent à l’image d’une représentation intermédiaire (bytecode), dans le langage informatique, réinterprétée au moment d’être exécutée. En d’autres termes, j’avais envie de proposer un récit d’expérience, une relecture et réécriture critique personnelle des workshops et regroupements inter-étudiants auxquels j’ai participés entre 2016 et 2018, à la suite d’Avignon et de Chalon, à Paris et Cherbourg puis à Quimper. Il s’agit d’une contribution, plastique et documentaire à la fois, supplémentaire pour le corpus d’archives et d’œuvres collectives et/ou anonymes réalisées pendant et après les regroupements inter-étudiants.
Je nourris à propos de ce travail le même espoir qu’Edouard Glissant (Introduction à une poétique du divers): « j’espère que le sentiment prévaudra, lecture faite, d’une recherche, peut-être inquiète ou errante, et non pas d’un système replié sur lui-même ».

Parmi les principales sources du hack, je retiens celles du logiciel libre, dont le code source est ouvert, transformable, diffusable, modifiable, copiable, sans emprise propriétaire ni exclusivité, et de la nécessité et qualité de toujours (s’)adapter et réactualiser dans un deuxième temps, permettre le développement d’autres possibles en activant et réagissant aux programmes, leurs évolutions et leurs failles.

 

Qu’est-ce que le hacking féministe ?

Sophie Toupin
2019
 

Avant de répondre à cette question, il est pertinent de rappeler ce qu’est le hacking. La professeure et chercheuse Gabriella Coleman décrit une hackeuse (Le terme hackeuse est utilisé dans ce texte afin de refléter la pratique épistémique de nombreux collectifs technologiques féministes) comme « une technologue avec un penchant pour l’informatique » et le hacking comme « une solution technique astucieuse que l’on obtient grâce à des moyens non évidents » (Coleman, 2014 :1). Cette définition va bien au-delà de la conception populaire de la figure du hacker. En effet, la représentation que l’on a du hacking est beaucoup influencée par les films et les médias qui conçoivent le hacker soit comme un adolescent qui, tapi dans le sous-sol de ses parents, réussit seul à desceller une faille informatique pour démontrer son talent, soit comme un criminel qui désire obtenir votre numéro de carte de crédit.

Les chercheuses qui travaillent sur les pratiques de hacking féministe s’inspirent de la définition de Coleman, mais élargissent encore plus le concept en allant au-delà de l’informatique (Nguyen, Toupin et Barzell 2016; Fox, Ulgado, et Rosner, 2015). Elles identifient trois grandes pratiques de hacking féministe soit : 1) le développement d’infrastructures féministes autonomes, 2) le hacking du corps, et 3) la pratique du hacking féministe pour lutter contre les violences sexospécifiques.

Le développement d’infrastructures féministes autonomes :

Dans les dernières années, les hackeuses féministes ont commencé à développer leurs propres infrastructures technologiques pour répondre à leurs envies et besoins. C’est en réaction au fait que l’internet est devenu un espace centralisé de consommation, de surveillance et de contrôle des voix dissidentes qu’elles ont décidé de les créer. Elles soutiennent que la bataille de l’internet ne se situe pas uniquement au niveau discursif, mais aussi et peut-être même plus au niveau de la matérialité de la technologie. Quand on parle de la matérialité de la technologie on parle en gros de toute l’infrastructure de l’internet qui est invisible (tels que les centres de données, les serveurs, les câbles sous-marins, etc.). De plus, reconnaître la matérialité de la technologie, c’est comprendre le cycle de vie des technologies de l’extraction des minerais, à l’assemblage de celles-ci et aux déchets technologiques qui y sont liés. L’emphase sur cette matérialité souligne l’impact de la technologie sur l’environnement, le social et les relations néocoloniales entre les pays de l’hémisphère du Sud global et du Nord global.
Lorsqu’elles parlent « d’infrastructures », elles incluent le code source et les logiciels, le matériel informatique, les espaces comme les hackerspaces, les solidarités sociales et techniques ainsi que les personnes. Les infrastructures sont aussi des personnes ou des « personnes en tant qu’infrastructure » (Simone 2004), une notion qui élargit notre compréhension de l’infrastructure de celle qui est habituellement caractérisée par des termes physiques tels que les réseaux routiers, les tuyaux, les fils ou les câbles à celle qui se concentre sur les activités des personnes. Elles utilisent le terme « autonome » et de plus en plus le terme  » souveraineté technologique » pour signaler une auto-détermination face à un système de production et de valeurs qu’elles catégorisent comme capitaliste, raciste et patriarcal.
Prenons des exemples concrets de ce que sont les infrastructures féministes autonomes. Il y a tout d’abord, la création de hackerspaces féministes. Ces espaces permettent aux technoféministes incluant des personnes queer et des trans de se rencontrer pour discuter du hacking féministe, de travailler sur des projets individuels ou collectifs ainsi que pour organiser des ateliers de formation, d’entraide en informatique libre, et d’autres ateliers thématiques de toutes sortes. Les hackeuses féministes ont également conçu et entretiennent des serveurs féministes tels que AnarchaServer ou SysterServer. Il existe des serveurs féministes dans plusieurs pays en Europe et en Amérique latine. Ces serveurs hébergent du contenu féministe et fournissent des services tels que des applications pour héberger des sites WordPress, des listes de diffusion, des services de courriels et des canaux IRC, entre autres. Toutes ces infrastructures sont développées et entretenues par et pour des féministes.

Le hacking du corps :

Cette pratique de hacking féministe reconnait le genre ou bien le corps humain comme une technologie que l’on peut hacker, c’est-à-dire transformer. Il existe de nombreuses pratiques de hacking du corps. Tout d’abord, il y a les gynépunks, un groupe de hackeuses queer qui ont fait (ré-)émerger des pratiques de justice reproductive. Ces pratiques visent par exemple à contrôler leur fertilité à travers des techniques d’extraction menstruelle ou de développement de kits gynécologiques d’urgence DIY pour permettre à celles qui en ont besoin de l’utiliser. L’universitaire Laura Forlano (2016) s’identifie à la pratique du hacking du corps en parlant de son corps diabétique. En utilisant une auto-ethnographie, cette dernière nous relate ses premières années de vie en tant que diabétique de type 1 qui la force à utiliser quotidiennement une pompe à insuline et un moniteur de glucose. Elle s’identifie comme une hackeuse féministe puisque sa peau, ses os et son sang doivent constamment s’harmoniser avec des capteurs, des tubes et autres dispositifs externes pour la garder en vie.

Finalement, les pratiques de hacking féministes se sont développées pour s’attaquer au sexisme et à la violence, notamment en ligne. Les hackeuses féministes réfutent la position qui suggère que la violence en ligne est le fruit de quelques « pommes pourries », plutôt que de reconnaître qu’elle s’inscrit dans des pratiques patriarcales systémiques. À titre d’exemple, pour faire face aux trolls sur Twitter, les hackeuses féministes utilisent la fonction « Bloquer ensemble » (Block Together) qui permet de partager les listes de trolls bloqués avec d’autres usagers, ou la fonction « Bloquer les bots » (Block Bot), qui permet de bloquer les harceleurs connus. Finalement, le script Foxxydoxing aide les hackeuses féministes à analyser les liens entre leurs assaillants sur Twitter.

Quelle est la relation entre pratique de hacking féministe et la justice technologique, environnementale et sociale ?

La pratique du hacking féministe rend visible plusieurs formes d’exploitation qui sont directement liées avec l’utilisation de la technologie numérique. Cette pratique vise à rendre visible l’exploitation de minerais dans des zones de conflit et des conditions de travail inacceptables dans les usines de fabrication ainsi que les décisions en lien avec la gestion des déchets technologiques (l’enfouissement ou l’incinération de matériel technologique). La pratique de hacking féministe prend en compte la matérialité de la technologie, soit le cycle de vie des technologies. De ce fait, l’impact de la technologie sur l’environnement, le social et les relations néocoloniales entre les pays de l’hémisphère Sud et Nord est reconnu. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles elles essaient de penser les infrastructures féministes autonomes pour minimiser les contradictions qu’elles rencontrent.

Où se pratique le hacking féministe ?

Le hacking féministe se pratique à la fois en ligne ou hors ligne (AFK ou Away from keyboard). Dans les dernières années, les hackeuses féministes ont décidé de créer des espaces qui leur ressemblent. Ces espaces sont connus comme des hackerspaces féministes, où plusieurs femmes, queer et trans se rencontrent pour bidouiller, discuter, ou pour organiser des ateliers de formation tels que des séances de chiffrement féministe (femcrypts), de danse pour comprendre le chiffrement (cryptodance) ou de débridage de téléphone cellulaire (jail breaking) (Goldenberg 2014; Savic & Wuschitz 2018; Toupin 2014). Le chercheur Maxigas (2012) identifie deux types d’espaces où les hackers se rencontrent soit les hackerspaces et les hacklabs. Ces recherches démontrent que les hacklabs (le Lag à Amsterdam est un exemple) sont beaucoup plus politisés que les hackerspaces (Technologia Incognita est un exemple de hackerspace) et attirent donc des publics qui ont des objectifs et des idéologies bien distincts. Les projets qui émanent de ces espaces sont également empreints des idéologies de chacun et chacune. En plus des hackerspaces et des hacklabs, d’autres types d’espaces se sont développés avec grand engouement dans les dernières années tels que des fablabs et des makerspaces donnant ainsi la possibilité à toutes et tous de devenir un « maker » et d’avoir accès à des machines qui autrement seraient trop coûteuses pour la citoyenne lambda (Braybrooke & Smith 2018). Plusieurs chercheuses estiment que les makerspaces sont souvent plus ouverts et accueillants pour les femmes et celles-ci les préfèrent aux hackerspaces dits traditionnels qui peuvent être perçus comme des « boys clubs » (Reed 2018). Finalement, des biohacklabs ont permis à des biologistes du bricolage ou citoyens d’expérimenter et de partager des connaissances scientifiques (Delfanti 2013). L’exemple du lab gynépunk où l’on pratique la gynécologie féministe DIY est l’exemple qui se rapproche le plus d’un biohacklab féministe.

Quel est le rôle des futurotopies féministes ?

Depuis longtemps les hackers et hackeuses puisent une part de leurs inspirations dans les romans de science-fiction. À titre d’exemple, le roman Neuromancien de William Gibson (1984) a influencé la façon dont le World Wide Web s’est développé. Qui plus est des écrivaines comme Ursula Le Guin ainsi qu’Octavia Butler continuent d’influencer les imaginaires de nombreux hackers et hackeuses ainsi que les pratiques de hacking féministes.
C’est notamment suite au constat dystopique que l’internet et nos technologies sont devenus des outils de consommation, de surveillance et de contrôle que les pratiques de hacking féministes ont développé la méthodologie de la futurotopie féministe. Cette méthodologie a été pensée pour décoloniser nos esprits et permettre à celles qui développent des technologies et/ou des pratiques de hacking féministes de créer de nouveaux imaginaires collectifs. C’est notamment la militante, chercheuse et technologue féministe SpiderAlex qui a conçu une méthodologie pour organiser des ateliers d’écritures spéculatives de technologies féministes. Ces ateliers ont pour but de repenser de manière spéculative des techniques et technologies féministes, appropriées, ancestrales, souveraines, autonomes, libératrices et anti-capitalistes.

Où sont les femmes et les personnes queer et trans dans le hacking ?

Deux questions liées au genre reviennent souvent dans les premières études consacrées aux hackeurs : où sont les hackeuses ? Pourquoi sont-elles si peu ? À l’époque, on expliquait généralement cette invisibilité ou absence des femmes dans le hacking par un esprit moins déviant : celles-ci s’intéresseraient tout simplement moins au piratage de systèmes informatiques. Toutefois, on sait désormais que les contributions des femmes au domaine de l’informatique et du hacking ont été ignorées et invisibilisées (Voir Que se passe-t-il quand la contribution des femmes à la science et à la technologie est rendue visible ? pour plus d’explications). Mais alors que les spécialistes tentaient encore de comprendre pourquoi les femmes étaient si largement absentes du milieu du hacking, les cinéastes, eux, mettaient déjà en scène des personnages de hackeuses féministes. Ces réalisateurs forgeaient activement un imaginaire autour des hackeuses féministes et offraient à tour de rôle un commentaire social sur le type de hacking dans lequel elles s’impliquaient.

Les hackeurs au cinéma et leur impact

Avant de nous concentrer sur les hackeuses féministes dans les films, voyons d’abord comment les hackeurs plus généralement ont atterri au cinéma. Leur présence grandissante dans les films des années 1990 peut être attribuée à quelques événements particulièrement médiatisés, comme les célèbres Crypto Wars ou l’arrestation de hackeurs et de « phreakers » (pirates téléphoniques) tels que Kevin Poulsen et Kevin Mitnick (Levy 2002). Toutefois, le film Wargames sort en salles dès 1983. Dans son livre Cached : Decoding the Internet in Global Popular Culture (2013), Stephanie Ricker Schulte démontre l’importance de ce film aux États-Unis, à la fois en termes d’élaboration des politiques que d’imaginaire social. Les législateurs s’en sont en effet inspirés dans le but d’éviter un « scénario à la Wargames » et pour tenter de réglementer les réseaux informatiques, en définissant notamment la notion d’infiltration illégale dans un système et les sanctions encourues par ceux qui s’y risquent (2013: 21). Schulte affirme aussi que le film est à l’origine d’un imaginaire social et d’un discours autour de l’identité des hackeurs (des adolescents) et de leurs capacités techniques (pouvant déclencher une bombe atomique par inadvertance).

Comment sont représentées les hackeuses féministes et leurs pratiques au cinéma ?

Si les films plus anciens avaient tendance à représenter les hackeuses comme des femmes blanches cisgenres, les films tournés depuis 2011 sont plus diversifiés et présentent davantage de femmes, de personnes de couleur, queer ou transgenres (l’un des personnages de Fast and Furious est une hackeuse noire et la protagoniste de Millénium : Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes est une femme queer). Dans les années 1990 et au début des années 2000, les films qui mettent en scène des hackeuses suivent en grande partie le même scénario : des femmes aident à combattre des hackeurs au comportement criminel (qui volent de l’argent, par exemple). Dans Hackers (1995), une jeune Angelina Jolie incarne une lycéenne qui, avec son groupe de copains, dévoile le plan d’un hackeur criminel, créateur d’un virus informatique visant à perpétrer de multiples petites actions distinctes (salami slicing) dans le but d’extorquer des millions de dollars à des entreprises. Dans Traque sur Internet (1995), la hackeuse jouée par Sandra Bullock se bat quant à elle contre un groupe de cyberterroristes qui lui a volé son identité. Ses compétences en informatique, son intelligence et son courage lui permettent de percer le mystère et de révéler les intentions malveillantes dudit groupe.
Dans nombre de ces films, la description des hackeurs et des hackeuses correspond en grande partie au stéréotype traditionnel : une personne asociale et atypique, mais aux compétences informatiques exceptionnelles. Dans l’article de Coleman (2004), The Hacker Conference : A Ritual Condensation and Celebration of a Lifeworld, le mythe de l’asociabilité est remis en question par l’exploration de la sociabilité dont font preuve les hackeurs lors du rituel de la conférence.
Récemment, en plus de quelques femmes de couleur, les personnes queer et transgenres ont commencé à être représentées comme des hackeuses (Sense 8, Fast and Furious 7 et Mr. Robot). Ces nouveaux personnages féminins ont aussi tendance à être présentés comme des leaders au cinéma (Millénium : Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes, Kahaani et Fast and Furious 7) ou comme partie intégrante d’une équipe à la télévision. Le scénario récurrent, au moins au cinéma, est désormais celui de hackeuses féministes qui luttent contre les violences plutôt que contre les hackeurs malveillants qu’elles combattaient dans les années 1990. Ces hackeuses sont souvent dépeintes comme se servant de leurs compétences en hacking pour contrer diverses formes de violences, notamment celles faites aux femmes. En d’autres termes, la fonction du hacking pour les féministes au cinéma semble s’être élargie.
Cette fonction élargie est visible dans le film indien Kahaani (2012) et dans Millénium : Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes (2011). Kahaani met en scène Vidya Bagchi, une Indienne enceinte venue de Londres au Royaume-Uni jusqu’à Kolkata, en Inde, pour résoudre un mystère. Quelques années plus tôt, une attaque au gaz toxique dans le métro de Kolkata a tué de nombreux passagers, dont son mari. Dans le film, Bagchi est une ingénieure logiciel présentée comme une hackeuse qui évolue dans un monde d’hommes : les officiers de police, agents du renseignement et malfaiteurs à l’origine de l’attaque terroriste. On la voit poursuivre l’enquête avec intelligence en se servant du hacking et révéler l’identité des terroristes – parmi lesquels des membres du gouvernement – mais également tuer les responsables de l’attaque. Ses talents en informatique et son courageux travail d’investigation à Kolkata lui permettent ainsi de découvrir la vérité.
Le film américain Millénium : Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes a pour personnage principal Lisbeth, une femme queer de 23 ans présentée comme une hackeuse de talent. Décrite comme mentalement instable, la jeune femme sous tutelle est victime de viol et d’abus sexuels perpétrés par le travailleur social censé la protéger. En raison de ses compétences de haut niveau en informatique, elle est embauchée afin d’aider un journaliste dans l’enquête sur la disparition d’une jeune femme. Lisbeth joue un rôle essentiel dans la résolution du mystère autour de la femme disparue et sauve également la vie du journaliste, aux prises avec un violeur en série.
La représentation des hackeuses féministes au cinéma et à la télévision est généralement positive. Elles peuvent enfreindre la loi ou prendre leur destin en main, comme dans Kahaani et Millénium : Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes, mais le public est incité à compatir avec elles et leur objectif. La violence systémique fait que les femmes, et plus particulièrement les femmes queer et transgenres, subissent plus de violences dans la société que les hommes cisgenres, c’est pourquoi leur pratique du hacking est souvent dirigée contre des cibles associées à ce problème spécifique. Idem pour les personnes de couleur. Le hacking pourrait ainsi constituer un nouvel élément dans la boîte à outils des femmes cisgenres, transgenres et queer dans leur lutte contre ces violences. Ces représentations à l’écran mettent en lumière la liberté, le pouvoir et les avantages que des compétences techniques de haut niveau sont susceptibles d’apporter à toutes les femmes.

Que se passe-t-il quand la contribution des femmes à la science et à la technologie est rendue visible ?

Dans les pays occidentaux, le pourcentage de femmes dans le domaine des sciences informatiques en particulier et des STEM (science, technologie, ingénierie et mathématiques) plus largement est non seulement bas, mais est en déclin depuis les années 1980. Récemment, la contribution historique des femmes à l’informatique a reçu une visibilité accrue, démontrant avec force que les femmes avaient joué un rôle important dans ce domaine (voir ci-dessous Ensmenger 2003, 2012; Grier 2005; Hicks 2017; Light 1999). Rendre visible l’histoire des contributions des femmes à l’informatique pourrait non seulement avoir un effet d’inversion de la tendance pour les femmes dans les STEM, mais également sur la manière dont les hackeuses féministes et les geeks sont représentés dans les médias et dans la culture populaire.
En 1999 déjà, l’article When Computers Were Women de Jennifer Light indiquait que la contribution historique des femmes à la technologie avait été ignorée. Light y note l’existence d’emplois scientifiques féminisés depuis au moins la fin du 19ème siècle (1999). Le livre When Computers Were Human de David Alan Grier (2005) fait écho à cet article et étudie le rôle des femmes comme premières calculatrices humaines. Des femmes très instruites se voyaient refuser l’accès à des professions scientifiques, mais accomplissaient néanmoins le travail informatique sous-estimé de la science. Citant Margaret Rossiter, Jennifer Light esquisse quelques conditions qui ont facilité la contribution professionnelle des femmes à la technologie, telle une communauté de femmes instruites et l’absence d’hommes, notamment en temps de guerre. En outre, elle soutient que la célébration des femmes dans le cadre de l’effort de guerre n’a pas remis en question le rôle de chaque sexe. Au lieu de cela, leur représentation dans le domaine de la technologie et de la science en temps de guerre était adéquatement féminine et présentée comme du travail domestique pour la nation. Elle indique également que les médias ont ignoré la contribution des femmes – même celles qui étaient hautement qualifiées sur le plan technique et essentielles à des projets comme ENIAC, l’un des premiers ordinateurs électroniques à usage général. Par conséquent, leur contribution au domaine de la technologie a été très largement niée par ceux au sommet de la hiérarchie professionnelle, les médias et les historiens de l’informatique selon lesquels les personnes situées à des postes subalternes ne pouvaient faire preuve d’innovation. Elle indique que la consultation des sources primaires – la parole des femmes elles-mêmes – met en lumière une Histoire cachée.
Ensmenger étudie également le rapport historique des hommes à l’informatique dans Computer Boys Take Over: Computers, Programmers, and the Politics of Technical Expertise (2012). Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les femmes ont participé aux projets informatiques militaires ENIAC aux États-Unis et Colossus au Royaume-Uni. Si ces projets étaient effectivement dirigés par des hommes, ce sont des femmes qui exécutaient les opérations et entraient les codes dans les machines. Les femmes qui travaillaient sur ces deux programmes militaires étaient en fait embauchées en tant que programmeuses, un domaine qui, à l’époque, était considéré comme un type de travail de bureau de bas niveau. Mais les hommes qui ont conçu les machines ont souvent été représentés dans l’Histoire comme seuls contributeurs au domaine de l’informatique.
Décrivant la manière dont l’industrie informatique est parvenue à associer ce domaine à la masculinité, invisibilisant ainsi les femmes et leurs contributions historiques, Ensmenger (2003) indique :
« L’association de traits de personnalité masculins à une capacité de programmation intrinsèque a contribué à créer une culture du travail dans laquelle les programmeuses étaient perçues comme exceptionnelles ou marginales. Elles n’étaient tolérées qu’à partir du moment où elles se comportaient de manière moins « féminine ». De nombreuses femmes ont toutefois continué à être embauchées en tant que programmeuses et autres spécialistes en informatique, mais l’ont été dans un environnement de plus en plus normalisé comme masculin. » (Ensmenger 2003: 129)

Dans son livre Programmed Inequality, Mary Hicks (2017) affirme que l’informatisation a été conçue comme un projet bâti sur un type d’organisation qui reproduit une division sexuée du travail. Elle conclut son livre en se demandant si le nombre croissant de femmes et de filles dotées de compétences en programmation ne résultera pas seulement en une inondation du marché et en la création d’une sphère professionnelle informatique féminisée plutôt qu’en un bouleversement des inégalités sociales et économiques (2017).
Ce bref aperçu du contexte historique entourant l’invisibilité de la contribution des femmes à l’informatique et de leur engagement dans le hacking permet d’expliquer certaines hypothèses inhérentes à la culture contemporaine. Comprendre les forces en jeu dans l’effacement des contributions des femmes à la science et à la technologie nous donne les moyens de contester les récits entendus dans les médias ou la culture populaire en ce qui concerne la place des femmes dans l’informatique et le hacking.

Pour aller plus loin :
Le manuel « Zen and the art of making tech work for you » : https://gendersec.tacticaltech.org/wiki/images/e/e0/Completemanual.pdf
La campagne Take Back the Tech : https://www.takebackthetech.net/fr
Deep Lab : http://www.deeplab.net/
L’organisation Tactical Tech : https://tacticaltech.org

 

Fraudeuse

Maïa Izzo-Foulquier
Installation photographique, 2019

Black hacking : de l’émeute des objets aux propriétés dispersées

Olivier Marboeuf
À l’heure où nous finissons l’édition de ce texte, le meurtre de l’africain américain George Floyd par un policier à Minneapolis le 25 mai 2020 produit un mouvement sans précédent de protestation contre le racisme et les violences policières à l’échelle mondiale. Ces thématiques, mais aussi la question de la représentation et la circulation d’images de violence contre les Noirs, traversent largement ce texte que nous n’avons donc pas jugé opportun d’actualiser pour souligner plutôt la continuité de cette histoire nécropolitique.
 

Vers un milieu critique

J’ai imaginé cette série de notes à l’invitation de Karine Lebrun qui m’a proposé de réfléchir dans le cadre de la ligne de recherche « Pratiques du hacking » de l’École Européenne Supérieure d’Art de Bretagne à l’expérience des Black Code Sessions dont l’une des itérations s’est déroulée à Rennes en novembre 2016. 1 Ce texte a été pensé dans la double perspective d’un producteur – de films à ambition politique et critique – et d’un curateur – car la première Black Code Session a été accueillie à l’Espace Khiasma aux Lilas (93) dont j’ai assuré la direction artistique de 2004 à 2018. Outre ce qu’il tente d’explorer des régimes particuliers de représentations des corps noirs, 2 ce court essai interroge donc également la nature de l’activité et le potentiel critique d’un producteur dit créatif – au sens que l’on donne en anglais au terme creative producer – c’est-à-dire un producteur dont le champ d’intervention ne se limite pas à trouver les financements d’un film, à assumer l’organisation de sa fabrication, et plus tard ses conditions d’exploitation, mais qui est également impliqué de différentes manières dans l’articulation de son contenu.
De mon point de vue, le producteur créatif est ainsi assigné à une double fonction quelque peu inconfortable ; celle de témoin et de complice – en considérant cette dernière expression dans son sens amical, mais aussi sa connotation criminelle. C’est donc en quelque sorte le témoin particulier de la scène d’un crime auquel il participe. C’est pour cette raison qu’iel est à la fois présent*e et muet*te. Il me semble pourtant qu’à l’endroit des films circulant à l’intersection de l’art contemporain et du cinéma de recherche – et donc dans une économie du savoir plutôt qu’une industrie – le producteur créatif occupe une position au potentiel critique particulièrement intéressant. Car iel est en situation de rapporter dans l’espace discursif, des événements et des savoirs qui peuvent de ne pas s’y trouver naturellement, si on se limite à l’œuvre telle qu’elle se présente en tant que produit fini et discours articulé – et même parfois stratégiquement armé.

Tout au long de ce texte, nous verrons que circuler depuis le cœur de l’œuvre vers ses faubourgs, depuis les évènements qui accompagnent sa production à ceux que sa diffusion provoque en retour, permet de saisir un spectre politique plus vaste et de réinscrire de manière critique des productions culturelles dans l’espace dont elles extraient leurs ressources. Et nous verrons aussi dans quelle mesure ses extractions et leur transformation en capital posent un problème d’ordre général, d’une part, et d’ordre particulier d’autre part quand les ressources en question proviennent de formes culturelles minoritaires.

La seconde figure de cette perspective est celle du curateur d’art contemporain, terme qui appellerait le soin et que je choisis ici de problématiser plutôt du côté de l’attention. A quoi doit faire attention un*e curateur*trice ? Je poserais qu’iel est souvent exclu*e d’une partie du processus de production et de diffusion de l’œuvre et que son attention se porte alors sur un segment précis, situé dans l’espace et le temps – ce qui n’est pas le cas du producteur créatif qui a la possibilité de suivre la vie d’une œuvre dans un temps long. Il me semble alors que l’enjeu d’un*e curateur*trice est de constituer un milieu précis que va traverser l’œuvre, une séquence. Ce que va provoquer cette traversée, ce qu’elle affecte dans la réception de l’œuvre, retiendra ici tout mon attention. Je n’aurai pas l’occasion dans ce texte de m’étendre sur les dispositifs discursifs de l’art contemporain, sur la manière dont ils se sont lentement déplacés vers ceux de l’université en investissant la forme du séminaire, pour porter mon attention plus spécifiquement sur les potentialités du workshop, comme mode de conversation dans les œuvres et non seulement à propos de celles-ci. Ce qui va nous amener à considérer les Black Code Sessions comme des formes d’assemblées, productrices de ce que j’appellerai plus loin, des versions non réalisées d’un film. 3 Et ce qui sera alors important est que ces versions qui apparaissent après la réalisation d’un film et après une interruption dans sa diffusion, ne seront pas pour autant considérer comme les résolutions d’aucun de ces deux évènements auxquels elles sont évidemment liées. Il ne s’agira pas de corriger mais bien d’imaginer à partir d’un film, et même ici, en partie, à partir de ce que le film n’est pas.

Si ce texte s’appuie sur un film – Black Code / Code Noir de Louis Henderson – il me faut cependant avouer que le chemin que vais m’efforcer de suivre part du constat que les festivals de cinéma ne parviennent que très rarement à constituer des milieux critiques et qu’ils se sont au contraire développés de manière exponentielle sur le principe de la circulation rapide d’un flux cinématographique toujours plus important que rien ne semble devoir interrompre – si ce n’est les puissances perturbatrices d’un virus dont nous verrons dans les années à venir s’il produit un effet persistant sur l’écologie de cette activité. Pour l’heure, ce flux s’accompagne en guise de débat du bref rituel des questions/réponses qui suit les projections où les réalisateur*trices sont exposé*es comme les tristes trophées d’une économie de la visibilité. Mais malgré la minceur de leur dispositif critique, les festivals peuvent subir parfois des formes d’interruption, c’est-à-dire un changement brutal de milieu qui ouvre parfois violemment à des situations de pensée. Je choisirai ici d’accueillir ces interruptions comme des hackings vitaux, des grains qui ralentissent le flux et je m’efforcerai d’imaginer mes propositions non pas contre ces présences intempestives mais bien après celles-ci, c’est-à-dire dans l’idée d’une forme de poursuite.

La poursuite est le motif critique que je souhaiterais, par ce texte et d’autres, assigner au producteur créatif, comme possibilité de revenir sur la scène d’une œuvre passée dont iel a une connaissance particulière et d’en examiner de nouveau les conditions, les limites, les circonstances sans jamais s’extraire en témoin complice de ce qu’iel regarde et aperçoit. 4 Cela ouvre la possibilité d’une autre histoire et d’une autre temporalité critique. La forme de ce texte oscille donc entre mise en récit impossible d’un film, digressions sur des objets manquants, hypothèses sur la représentation et l’appropriation culturelle, tentative de description d’évènements passés et enfin fugue dans l’imaginaire des assemblées comme futur possible.

Héritage, trésors, poubelles et ciné-tracts

I began to awaken to the reality that our criminal justice system functions now more like a system of racial and social control, than a system of crime prevention. We use our criminal justice system to label people of colour criminals. As a criminal you have scarcely more rights an arguably less respect than a black man living in Alabama at the height of Jim Crow. We have not ended racial cast in America, we have merely redesigned it.

Fragment d’un discours de Michelle Alexander in Black Code / Code Noir (2015) de Louis Henderson. 5

Le point de départ de notre aventure critique est le film Black Code / Code Noir du réalisateur anglais Louis Henderson. Voici le synopsis rédigé lors de la sortie de ce court-métrage en 2015 : 6

Black Code / Code Noir rassemble des géographies et des temporalités disparates dans une approche critique de deux évènements récents : les meurtres respectifs de Michael Brown et Kajieme Powell par des officiers de police dans le Missouri, aux Etats-Unis, en 2014. Empruntant une perspective archéologique pour étudier ces meurtres, le film s’intéresse au matériel audiovisuel disponible et trace une route à travers le temps pour saisir les origines complexes de ces tragédies. Arguant que derrière ce présent se cache une Histoire sédimentée de l’esclavage conservée par les lois du Black Code écrites pour les colonies dans l’Amérique du XVIIe siècle, le film suppose que ces codes se sont transformés en algorithmes qui guident les analyses des banques de données de la police et président aujourd’hui au contrôle nécropolitique des afro-américains. Dans un détournement historique vers un passé-futur, ce projet s’intéresse aux origines animistes de la révolution haïtienne comme symbole d’un futur possible. Si le Code Noir était la forme originelle de la gouvernance algorithmique alors la révolution haïtienne fut la première occurrence de son hacking. Aujourd’hui encore ne serait-elle pas un imaginaire capable de déconstruire ce code en le piratant ?

Ce synopsis existe dans différentes versions et celles qui annoncent les Black Code Sessions notamment, introduisent à la fois la notion de ciné-tract et d’urgence en conservant l’essentiel de la description du film.

Réalisé dans l’urgence en 2015, Black Code/Code Noir est un ciné-tract assemblé en réaction à la mort de deux jeunes afro-américains, Michael Brown et Kajieme Powell, tués par la police…

Comme le terme de ciné-tract, l’introduction de la notion d’assemblage, tend à déplacer le geste de l’artiste vers un imaginaire inspiré du cinéma activiste. L’essentiel de la présentation reste par ailleurs très proche de la version du premier synopsis. Notons ici qu’elle n’informe pas des temporalités et contextes particuliers des deux termes qui composent le titre du film – et qui peuvent ainsi apparaître comme des synonymes, ce qui n’en est rien. Si les dates des deux codes ouvrent bien le film lui-même – permettant d’apprécier leurs territoires d’application et surtout les deux périodes concernées que séparent deux siècles – Black Code/Code Noir s’intéresse plus à l’intersection des deux codes en question – la criminalisation des vies noires – qu’à leur particularité. Il me semble cependant nécessaire, même brièvement, de rappeler certaines d’entre elles pour débuter cette analyse.

Le Code Noir est un édit royal français dont la première version date de 1685. Il entre en application cette même année à la Martinique et à la Guadeloupe, puis en 1687 à Saint-Domingue avec des variantes parfois importantes dans le texte. Et, enfin, en Guyane, en 1704. L’édit de 1685 vient combler un vide juridique, puisque l’esclavage est inconnu en France depuis plusieurs siècles, alors qu’il est établi, de fait, dans les îles françaises des Antilles depuis 1625 au moins. Parmi ses dispositions les plus importantes, ce code tranche sur le sort des métis. Lorsqu’ils sont des enfants d’esclaves – et le plus souvent de mère esclave au moins – ceux-ci deviennent dorénavant esclaves à leur tour. Les maîtres devront ainsi se marier et assumer leur descendance avec des femmes esclaves. Les Libres – blancs ou de couleur – ne pourront conférer à leurs enfants le statut d’hommes et de femmes libres qu’à cette seule condition du mariage également. L’un des aspects les plus remarquable du Code Noir est qu’il légitime et même défini les châtiments à porter aux esclaves – et notamment aux fugueurs qui interrompent par leur fuite le processus économique de la plantation. La violence est ainsi graduée et organisée par un cadre légal qui, sur le papier, relève de la loi royale et non des pratiques domestiques. Mais dans les faits, ce qui est laissé à la discrétion des maîtres est assez large pour que le fouet rythme la vie de la plantation. Il convient cependant de voir dans le Code Noir une tentative par l’État de maximiser l’économie mercantile des îles – et notamment celle du sucre et du café dont la France vise le leadership en Europe. En cela, la limitation du nombre de personnes libres par le contrôle des stratégies de métissage comme la légalisation mais aussi la codification de la violence portée aux esclaves sont à comprendre d’abord dans une perspective de profit – le code est un guide d’usage pour tirer le maximum de ses « biens » esclaves. Enfin, les quelques droits accordés aux esclaves – jour de repos, baptême – permettent à la noblesse de mettre en cohérence ce cadre d’exploitation radicale avec les grands principes du catholicisme.

Les Black Codes – dits aussi Black Laws – apparaissent pour leur part aux États-Unis à une période bien plus tardive. Au terme de la guerre de sécession qui oppose le Nord au Sud de 1861 à 1865, la victoire nordiste entraîne notamment l’abolition de l’esclavage pour tout le pays comme l’avait annoncé le Président Abraham Lincoln dès 1863. C’est un coup dur pour le Sud où l’esclavage est encore très profondément ancré aussi bien dans l’économie que dans la vie sociale et politique. Dès les premières heures de la Reconstruction qui suit l’épisode de guerre civile, autour de 1865, les états de Caroline du Sud et du Mississipi édictent les premiers Black Codes. Ceux-ci visent à restreindre la liberté récemment acquise par près de quatre millions d’esclaves africain-américains et à s’assurer qu’ils restent disponibles en tant que main d’œuvre à bas prix. Ceux-ci se trouvent notamment limités dans leur déplacement, dans leurs droits civiques et sont dans l’obligation de posséder un contrat de travail s’ils veulent éviter de tomber sous le coup des lois qui criminalisent le vagabondage. Ces lois fondent, outre un travailleur pauvre, privé d’autonomie, une forme de vie criminelle en puissance qui va légitimer la continuité d’une histoire de la violence raciale. Dans le sud, sous le nom de « Jim Crow laws », l’essentiel de l’esprit Black Codes continue donc de s’appliquer pendant près d’un siècle et n’est interrompt qu’à la faveur du Mouvement des droits civiques qui offrira aux Noirs notamment, au fil d’une longue lutte étalée des années 50 à la fin des années 60, le droit de vote et l’égalité devant la justice– au moins sur le papier. Mais si cette lutte marque une rupture, le climat des lois Jim Crow plane encore comme une menace sur une large part de vies des Africains Américains aujourd’hui comme le souligne l’écrivaine et journaliste Michelle Alexander à propos du système carcéral états-unien dans un extrait de discours que nous reproduisons plus haut et qui apparaît dans le film de Louis Henderson.

Le « / » du titre de ce film est donc à considérer comme un premier effet de montage et de contraction spatio-temporelle, comme l’annonce d’une méthode propre au vocabulaire filmique de cet essai visuel d’Henderson. Black Code / Code Noir assemble donc des situations et des codes différents. Le Black Code, d’une part, en tant que paysage et climat de différentes formes d’exploitation et de mort des Noirs depuis l’abolition de l’esclavage aux États-Unis jusqu’aux épisodes meurtriers du Missouri en 2014 – épisodes au cours desquels on retrouve le motif du danger potentiel d’hommes noirs pourtant désarmés et la question de la violence alors légitime qui composent le climat des lois Jim Crow. Et le Code Noir, d’autre part, comme celui qui plus deux siècles avant Jim Crow définissait la violence légale imprimée à même le corps des esclaves des Antilles françaises. Pour affiner l’intersection entre les deux codes, on pourrait également souligner que l’abolition définitive de l’esclavage dans les territoires coloniaux français en 1848 s’accompagne d’une série de lois contre le vagabondage d’une nature assez proches du système des Black Codes. La criminalisation des anciens esclaves devenu*es citoyen*nes, l’obstruction à l’exercice de leurs droits comme à toute forme d’autonomie matérielle font loi, si l’on peut dire, à l’ombre des grandes déclarations et cérémonies.

Mais c’est bien le code primitif de l’édit de 1685 que va rompre la révolution haïtienne qui débute en 1791 dans un processus de lutte contre l’armée coloniale française. Cette lutte, qui implique notamment des esclaves révoltés qui ont fuit les plantations, donnera naissance en 1804 à la première République Noire indépendante de l’Histoire, plus de quarante ans avant l’abolition de l’esclavage dans les autres colonies françaises et soixante ans avant celle des États-Unis – même si, comme je l’ai souligné plus tôt, ces abolitions seront toutes deux suivies immédiatement de lois limitant l’exercice de la liberté fraîchement acquise.
De ce point de vue, il est incontestable que la révolution haïtienne hacke non seulement l’emprise coloniale d’une des plus grandes puissances de l’époque mais qu’elle hacke également le récit historique officielle de l’abolition. Celui-ci fait la part belle à la générosité d’âme des Occidentaux plutôt qu’à la continuité des luttes de rupture des esclaves qui ont pris des formes multiples dès les débuts de l’économie plantationnaire pour finir par la rendre moins profitable – et donc moins défendable. S’il se saisit de ce motif de lutte, Haïti reste encore dans le film d’Henderson à l’état d’une apparition fantomatique et fantasmatique, dont la puissance révolutionnaire ne semble être examinée dans le présent de l’île et de sa population. 7

Dans Black Code / Code Noir c’est donc un archipel d’épisodes de lutte qui est assemblé dans un film bref – 21 minutes – selon une série de mouvements rapides dans l’espace et le temps. Ils rappellent les principes d’une écriture cinématographique hypertextuelle où l’on saute littéralement au travers d’une image pour en rejoindre une autre. Car, comme les deux précédents films du cinéaste – All that is Solid et Lettre du voyantBlack Code / Code Noir s’inscrit dans un projet esthétique intimement lié à Internet. Internet comme mine et comme poubelle 8 à la fois, comme espace d’extraction d’affects, de fiction et de friction, comme écologie toxique plutôt qu’économie virtuelle, comme mausolée et fosse commune à la fois. Internet aussi comme espace d’appropriation, d’accumulation et de saturation. Black Code / Code Noir voyage de fenêtres en fenêtres, de la place de la Bastille à Paris aux ombres fragiles qui dansent dans une cérémonie vaudou nocturne, 9 des téléphones portables qui filment un meurtre aux caméras embarquées de la police new-yorkaise, des reconstitutions en images de synthèse de scènes de crime aux tombeaux numériques des victimes, des émeutes aux discours des patrons des grandes firmes des NTIC, des corps prisonniers sur la photographie de champs de coton à cette femme qui pointe la caméra du regard et égrène les uns après les autres les noms des grands héros de la révolution haïtienne, tel un puissant mantra de l’émancipation.

Ciné-tract 2.0, Black Code / Code Noir se risque à l’esthétique du vacarme, à la fois puissance et anéantissement de et par l’image, dialectique sans ombre et temps sans répit. Outre la vitesse des flux numériques, le montage d’Henderson exploite pleinement l’esthétique des fenêtres, comme expression visuelle de l’activité multitâche et l’état émotionnel fragmentée des êtres humains à l’ère de l’informatique connecté. Fenêtres à la fois comme entrées dans et vers des histoires, des images, mais aussi comme concomitance et parfois recouvrement des images, des histoires, les unes par les autres. Si le procédé parvient à traduire un état de confusion, il se risque cependant à placer toutes les sources au même niveau comme des « ressources » possibles, selon une économie de la citation – ici citer équivaut à montrer – qui serait à questionner et qui le sera brutalement plus tard à l’endroit de l’exposition de la morbidité noire. On le verra, ce qui peut être montrer et/ou cacher dépendra d’une pratique située et cette question de la situation du regard, de la parole et de la pensée prendra un tour des plus complexes quand la position d’énonciation se composera à partir d’Internet. Nous discuterons plus loin de la précarité de la ligne qui sépare alors le témoin engagé du spectateur avide.

Répétitions et interruptions

[…] et je ne supporte pas de voir la peste des drames à la télé où des jeunes femmes sont massacrées par un tueur en série psychopathe et finissent sur une dalle, leur torse ouvert en son milieu, avec un coroner qui tient leur cœur ensanglanté dans ses mains.
J’aimais ce genre de spectacles, maintenant je sens qu’ils sont en fin de compte un moyen d’exercer un pouvoir sur les femmes, de les effrayer – de nous effrayer.

Bernardine Evaristo, Girl, Woman, Other. 10

Lorsqu’il est présenté en octobre 2015 au New York film festival pour sa première mondiale – à peine plus d’un an après les meurtres du Missouri – Black Code / Code Noir ne manque pas de faire réagir le public lors du débat qui suit la projection. L’une des raisons est que son auteur est blanc et anglais et qu’il vient se plonger depuis la perspective d’Internet dans une histoire particulière des États-Unis, une histoire sombre et douloureuse, une histoire raciale irrésolue. La diffusion de ce film en forme de ciné-tract se heurte alors à un milieu particulier – et à une histoire de la production du sujet noir indissociable de sa production en tant qu’objet-esclave, c’est-à-dire depuis un œil particulier, sous son règne et au service de sa jouissance. Ce milieu qui surgit subitement est celui d’une audience racisée – qui n’a pas besoin que tous les spectateurs le soient. Cette audience va prendre la parole depuis la perspective d’un corps, d’une communauté 11 qui se trouvent parler par, et représentée depuis un œil extérieur dont elle met en critique la qualité de témoin. Le film peut entrer ainsi dans les rais d’un discours d’appropriation culturelle dont j’aimerais un instant prendre la peine d’observer de plus près la nature, peut-être pour regarder un endroit plus singulier que touche ce film. Dans un premier temps, j’aimerais séparer l’appropriation culturelle en deux mouvements distincts mais liés ; l’extraction et la capitalisation. Pour dire d’abord que tout passage de pratiques culturelles inscrites dans des formes de vie et de transmission au sein d’une communauté vers un signe, un objet, une forme culturelle comme valeur sur un marché capitaliste procède de l’extraction. Ce premier mouvement est donc le marqueur de ce que l’on appelle « culture » dans l’économie libérale qui n’est plus une forme pour soi mais un dispositif de mise en spectacle et de réification d’expériences en marchandises. L’extraction est évidemment le préalable à toute capitalisation qui naît de la mise en circulation d’une forme en dehors de ses fonctions strictement communautaires – ce qui peut aller jusqu’au détournement du sens même de cette forme, l’invisibilisation de sa portée politique ou du contexte historique de son apparition. La plupart du temps, l’extraction est vécue comme fatalité de la globalisation et le débat autour de l’appropriation culturelle devient alors essentiellement affaire de négociation entre des possédants. Pour le dire en des termes simples, qui font écho à la problématique de représentation/appropriation de l’existence noire, ce qui se pose n’est plus la question des propriétés d’une situation, d’une forme de vie et d’être, mais celle de sa propriété. Cette conception de la culture a pour conséquence de produire des propriétaires et des propriétés là où il n’y en avait pas forcément – et nous retrouvons une problématique sensiblement identique à celle de la propriété de la terre imposée aux cultures indigènes. À l’arrivée, le débat se porte sur la légitimité à extraire une valeur culturelle à partir d’un ensemble de formes de vie. Dans la mesure où la vie de nombreuses communautés est devenue proprement invivable, qu’elles ont été détruites, déplacées, expropriées, la revendication de la propriété culturelle ne peut que se comprendre comme stratégie de survie, même si elle s’inscrit dans la trame de l’expansion du capitalisme à toutes les marges et espaces possibles.

Dans la forme de Black Code / Code Noir, il y a donc bien au-delà du désir de dénoncer une économie nécropolitique états-unienne, un processus d’extraction et de capitalisation culturelle à l’œuvre et dont les bénéfices ne reviennent pas à la communauté concernée. Mais il y a une autre chose qui est plus spécifique au film et à cette même communauté ; il s’agit d’une économie de la mort. Puisque parmi l’héritage culturel de la communauté africaine-américaine, il y a la question de son exposition à la mort violente qui, comme elle s’inscrit dans une généalogie longue depuis l’esclavage jusqu’aux violences policières en passant par les scènes de lynchage, est devenue quelque chose de plus qu’un fait social : une forme d’élément sombre de culture qui compose et produit un corps particulier. Si cet élément est constitutif, il ne pose pas moins un problème de représentation, qui a attrait à la répétition destructive qu’évoque l’écrivaine Bernardine Evaristo en introduction de ce chapitre et que l’universitaire Saidiya V. Hartman énonce de la manière suivante :

Ce dont il s’agit ici c’est de la précarité de l’empathie et de la ligne incertaine entre témoin et spectateur. À peine plus obscène que la brutalité déchaînée au pilori [où l’on fouette les esclaves, ndlr] est la demande que cette souffrance soit matérialisée et mise en évidence par la présentation du corps torturé ou les récitations sans fin de l’horrible et du terrible […] En rendant moins familier le familier, j’espère mettre en lumière la terreur du banal et du quotidien plutôt que d’exploiter le spectacle le plus choquant. Ce qui me préoccupe ici, c’est la diffusion de la terreur et de la violence perpétrée sous la rubrique du plaisir, du paternalisme et de la propriété.

Saidiya V. Hartman, Scenes of subjection. 12

Par ces mots, où elle tente de dessiner son approche narrative des scènes esclaves du XIXème siècle américain, Hartman place la représentation de la violence sous conditions. Rendre visibles et surtout sensibles des violences quotidiennes et dissimulées, tout en fuyant la mise en spectacle des violences punitives les plus radicales. Cette double assertion pose un défi de taille aux dispositifs de représentation critique de la violence perpétrée contre les Noirs depuis ces scènes primitives jusqu’aux violences policières d’aujourd’hui. Et Hartman a raison de mettre à nue cette ligne incertaine entre témoin et spectateur que plus de deux siècles de flux d’images a contribué à brouiller. Dans la mesure où une large part des images du film dont nous parlons est issue d’Internet, cette problématique devient d’autant plus aiguë. Comme la question se pose avec les archives photographiques des lynchages racistes, que faire de, avec, contre les images de violences policières perpétrées contre les Noirs et diffusées sur Internet pour que leur toxicité ne soient pas redoublée et anéantissent tout ambition d’une force de résistance ?

Mais la proposition de Hartman est à lire à double sens : comme le désir de quitter la lumière éblouissante du spectacle de la violence la plus visible – la plus reconnue – pour s’intéresser à des formes de violence quotidiennes – qui hier comme aujourd’hui menacent de manière plus particulière la vie des femmes, loin de la place publique, dans la terreur secrète du foyer. Hartman invite donc à une économie de l’attention. Une simple soustraction de la part la plus insoutenable de scènes primitives et de leurs répliques ne saurait suffire à la pleine réalisation de la représentation qu’elle appelle de ses vœux. Il faudra aussi s’attaquer à l’examen de formes sous-représentées qui composent un climat quotidien de vies invivables. Et pour cela inventer un régime de relation et probablement des rites de représentation qui se préoccupent de cette violence moins spectaculaire. Pour des œuvres qui s’engagent dans la représentation du corps noir, de ses formes de vie et de performance, l’opération de Hartman invite clairement à regarder le monde des vies captives et sans valeur où se joue chaque jour avec une intensité particulière ce théâtre de la violence. Dans le champ qui nous préoccupe ici – les arts visuels à vocation critique – la question de la représentation de la violence devra aussi déborder du stricte cadre des œuvres pour engager avec lucidité une critique des écosystèmes de leur production et de leur circulation, c’est-à-dire leur milieu. Et nous revenons par ce chemin aux préoccupations qui ouvrent ce texte. C’est à cette condition que l’on réalisera vraiment dans les arts visuels l’aventure critique que nous propose Hartman, loin probablement d’une économie de la soustraction stratégique des images violentes qui évite toute relation conflictuelle. Au contraire, il faudra savoir se confronter aux réticences et à l’âpreté des relations avec ceux sur lesquels pèsent le danger de mort, plutôt que de célébrer sans fin les héros noirs comme unique et triste litanie d’une scène critique confortable.

En suivant le chemin qu’ouvre Hartman, on pourrait de même mettre en critique l’extrait du discours de Malcom X qu’utilise Black Code / Code Noir :

[…] but then you had some field Negroes, who lived in huts, had nothing to lose. They wore the worst kind of clothes, they ate the worst food and they caused hell, they felt the sting of the lash. They hated their masters, oh yes they did! If the master got sick they’d prey that the master die. If the master’s house caught afire, they’d prey for a strong wind to come along. This was the difference between the two. And today you still have house Negroes and field Negroes. I’m a field Negro.

Aussi remarquable que soit l’éloquence de Malcom X, sa division claire des affects des différentes catégories d’esclaves – de nègres – comporte le risque de masquer la violence quotidienne et domestique dont font l’objet les esclaves de maison. Comme l’a souligné brillamment la penseuse et militante africaine-américaine bell hooks 13 c’est bien au dépend de femmes noires – qui sont majoritaires au sein de cette catégorie – que se construit ce récit. Il témoigne du refus de reconnaître le coût physique et affectif du travail du soin tout comme l’exposition permanente des femmes domestiques à la violence physique et sexuelle. Ceci compose chez hooks la dimension patriarcale d’une large part du mouvement d’émancipation et l’une de ses limites critiques. Cette situation exemplifie la problématique de représentation de la violence d’Hartman qui va ainsi conditionner jusqu’à l’agenda politique du contre-pouvoir noir.

De la propriété de la mort

Pour revenir à l’interruption provoquée à la suite de la projection new-yorkaise de Black Code / Code Noir, je pense donc qu’elle compose une forme de hacking nécessaire d’un flux fantomatique dont l’exercice du pouvoir résiste à la mise en procès par l’image que tente le film. Le spectre colonial et sa puissance d’appropriation persistent et terrifient à la fois, dans une forme d’écho morbide. À ce moment précis, une partie de l’audience du film impose donc des conditions à ses modes d’apparition. L’interruption replace les arts visuels dans le champ des pratiques extractives. Ce qui est mis en critique, ce sont les modes de marchandisation des vies noires mais aussi de production des sujets noirs –fussent-ils héroïques – selon les modalités et les lois des sujets blancs. L’enjeu n’est donc pas seulement de retrouver une place dans un circuit de capitalisation, mais aussi de retrouver une vie sociale à l’abri de la production de certains regards. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas seulement de savoir qui produit le geste de représentation – quelqu’un qui appartient à la communauté ou pas – mais aussi d’en connaître la destination – c’est-à-dire vers qui, vers quoi, vers où se dirige ce geste ? Et ceci non seulement tel que l’œuvre l’énonce mais aussi telle que son économie, sa vie sociale le dessine – ce qui ne nous mène pas toujours au même endroit.

Au fil d’une œuvre largement traversée par la question de la violence et de la mort, l’artiste et cinéaste africain-américain Arthur Jafa, développe des stratégies de représentation sensiblement différentes de celle de Hartman. Dans sa célèbre vidéo Love is the message, the message is death (2016), il procède par juxtaposition et saturation dans une forme d’assemblage musical des images qui n’est pas sans rappeler la logique de friction de Black Code / Code Noir. Mais pour Jafa, il s’agit clairement de fabriquer par l’image un principe d’équivalence entre morbidité et exaltation du corps noir qui place ce dernier dans un état d’exception – et d’urgence permanente – un état fondamentalement extatique, hors de soi et sans intériorité, qui le condamne aux plus radicales des performances, jusqu’à l’épuisement. L’opération de Jafa renvoie donc dos à dos deux formes de productions spectaculaires du corps noir – l’une morbide et l’autre surnaturelle, hypersexuelle et héroïque. Jafa répond quelque part aux deux motifs de l’interruption de New York. Sur le plan de la capitalisation, il montre combien les « bonnes images noires » participent à l’exceptionnalité des africains américains qui ne seraient être autres que puissants et désirables. Sur le plan de la violence et de sa représentation, il répond par un chemin différent aux préoccupations de Saidiya Hartman en usant de la saturation plutôt que par la soustraction. Il tente de déranger la position du spectateur, de la rendre intenable, troublante, obscène. Saturation qui est un mode de camouflage des cultures noires éprouvé jusque dans la langue. 14 Jafa use ici plus qu’ailleurs dans son travail de la puissance du délire, non comme objet, mais comme mode de représentation. J’imagine pour ma part, le film délirant comme engagement dans la rupture politique du règne de la raison – du plus fort – dont l’exemple le plus fameux reste Soleil Ô de Med Hondo. 15 Lors de la scène finale et épique du film de 1970 du réalisateur mauritanien, le personnage principal, immigré errant qui cherche sa place en France, quittera l’atmosphère toxique et faussement bienveillante d’une table bourgeoise de gauche pour se perdre dans une forêt. Et toute la frustration qu’il aura alors accumulé finira dans un cri, comme seule réponse possible pour ouvrir un nouveau cycle, un cri révolutionnaire. Le réalisateur conclut à dessein le film, non par le mot « fin », mais par un « à suivre » qui dit combien l’histoire noire reste encore à écrire à partir de cette bruyante césure.

A l’opposée de cette montée en délire qui relève des puissances du carnavalesque et du bruit politique, on pourrait aussi imaginer un retour vers le banal, une déconstruction de l’exceptionnalité comme mode d’exposition à la mort – retour vers le banal qu’on ne saurait totalement confondre avec un désir de respectabilité ou une adhésion à des représentations de soi normatives, même si ces dernières peuvent se comprendre comme des réponses à la permanence de la terreur. J’aborderai cette direction plus tard, mais je note dès à présent que c’est ma lecture de la proposition de l’artiste, enseignante et chercheuse Karine Lebrun lors des Black Code Sessions. Tout en partageant une collection de photos d’africain-américains tués par la police, elle enrichit d’autres portraits souvent plus doux, l’image choisie par la presse et la justice pour représenter le coupable. Elle détache ainsi littéralement la victime de l’évidence visuelle de sa culpabilité, en produisant ce que j’appellerais un soft hacking. Le terme ne conteste pas ici la puissance et l’efficacité du geste, mais en souligne au contraire la délicatesse stratégique. Il ne s’agit pas d’une bonne image héroïque qui répare, ni d’une contre-image, mais de nouveau d’une tentative d’étendre la représentation pour la sortir de son exceptionnalité nécropolitique.

Vers l’émeute comme forme culturelle

Après m’être intéressé aux potentialités de l’interruption, à la critique de l’appropriation et aux limites de la représentation de la mort, il me semble important de revenir à la question du deuil puisqu’elle occupe une part centrale de l’épisode meurtrier que chronique le film Black Code / Code Noir. Je dirais que la vie dans le deuil est à la fois un fait culturel noir, 16 mais aussi une forme culturelle noire qui résiste à la représentation par un retour vers l’intérieur – du corps, de la communauté. Et mon hypothèse est que l’émeute raciale – en tant qu’événement qu’inaugure le plus souvent un meurtre – est l’expression et la forme paradoxalement extériorisée de ce bruyant retour vers soi et en cela une performance particulière du deuil. L’émeute est alors interruption radicale mais aussi événement politique et forme culturelle de sous-représentation, espace de formation et de transmission d’un savoir sans propriétaire. Elle hacke en quelque sorte la représentation en la vidant ou en opacifiant sa surface. Elle sort ainsi violemment de la collection des objets de contemplation et elle échappe à l’appropriation. Elle devient « une forme de communauté d’éléments sans qualité et sans mode d’organisation, de hiérarchie ou de loi (…) pas un objet universel et unifié mais une constellation de parties et de propriétés. » 17 C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’émeute noire, pas seulement comme un réflexe musculaire, au sens d’une violence de riposte, mais aussi comme un élément constituant de la veillée mortuaire, un rite de mise en relation de différents régimes d’existence, des différentes propriétés, des vivants et des morts, une nécromancie qui recompose déjà la communauté vers un futur potentiel et secret. C’est en cela que l’émeute résiste à la représentation politique ou esthétique, ce qui revient au même dans la tradition noire dont nous parlons. Elle est cet espace de (re)composition de la part qui a fuit la capture et s’enfuit de l’objet – culturel notamment. Et ce sont ces caractéristiques particulières, cette matière fugace que nous chercherons à animer plus tard dans les gestes d’assemblées.

La lutte pour la bonne image ou la bonne (re)présentation replace la vie noire dans la logique du sujet blanc qui décide autant du devenir objet que du devenir sujet alors qu’il est probable qu’un véritable hacking noir revendiquerait au contraire une écologie et une vie sociale de et dans la sous-représentation, c’est-à-dire en deçà de ce qui est saisit et discuté comme valeur. Le deuil d’une communauté n’est pas représentable – au sens d’une valeur mise en circulation vers une extériorité – c’est un espace particulier de transmission. C’est à partir de cette question de représentation et de valeur que l’on peut comprendre en quoi l’émeute noire est littéralement indéchiffrable et innommable pour les forces politiques traditionnelles. 18

Poursuites et hackings par assemblée

Alors que la diffusion du film Black Code / Code Noir suivait son cours dans un rythme soutenu 19 malgré l’épisode d’interruption new-yorkaise, nous avons commencé à réfléchir avec Louis Henderson à un mode d’accompagnement et de médiation spécifique du film. Nous savions que dans le cadre des projections en festival, les débats étaient réduits à des temps très courts et les interruptions comme celle de New York finalement privées de l’espace nécessaire pour les rendre réellement productives. Dans mon idée, il s’agissait aussi de construire un espace étendue de conversation comme nous l’avions expérimenté avec Khiasma depuis des années mais d’y ajouter aussi un principe propositionnel, selon l’adage : pas de critique sans proposition.

Mais avant de présenter le protocole des Black Code Sessions – et nous nous limiterons ici essentiellement aux deux sessions réalisées en France – il me semble important de souligner que le geste qui fonde ces propositions est celui de parler du/le film depuis une perspective située. Cela signifie ici parler depuis le contexte français, ses particularités, son histoire notamment impériale, ses affects et son appréhension des questions raciales comme catégories politiques, tâche dont on sait qu’elle se heurte en France aux puissances du discours universaliste et à l’opacité de la figure du citoyen. Et cela, dans deux villes – Rennes et Les Lilas, en Seine-Saint-Denis – qui ne composent pas les mêmes environnements et les mêmes résonances pour ces questions. Il ne s’agit pas pour autant de parler uniquement à partir de matériaux appartenant à ces contextes et les participants ne sont d’ailleurs pas nécessairement tous locaux ou français, mais vivent dans ce que j’ai choisi d’appeler le climat français.

C’est ainsi que nous avons imaginé la première Black Code Sessions à l’Espace Khiasma, aux Lilas (93) dans le cadre de l’exposition monographique de Louis Henderson, Kinesis (2 juin – 3 juillet 2016).

Cet atelier critique proposait à un groupe d’invités, artistes, chercheurs, cinéastes, de revenir sur le film Black Code / Code Noir en tentant d’imaginer ce qui pourrait y être ajouté ou supprimé. Sur le temps d’une journée, au fil d’une conversation, chacun des participants proposait un ou des documents audiovisuels, des images et des textes qui pourraient venir étendre le film de manière critique. 20 Un temps, nous avions imaginé que les Black Code Sessions seraient l’occasion de monter, produire et de diffuser à chaque itération une nouvelle version du film, mais l’idée a été assez rapidement abandonnée. Avec le recul, je ne le regrette pas. Black Code / Code Noir continue de circuler sous une forme proche de celle de 2015 qui conserve l’essentiel de son propos, son rythme et son esthétique particulière, même si le film a été dans les faits retouché et que les images montrant de manière explicite des scènes de meurtres ont été coupées, ce qui ne permet pas tout à fait de comprendre l’ensemble de la polémique originale. De fait, le travail des Black Code Sessions agit plutôt selon le principe de ce que l’artiste Kader Attia entend par réparation quand il écrit :

Réparer signifie, étymologiquement, dans la culture occidentale, retourner à l’état originel, donc nier la blessure. Dans les sociétés traditionnelles, africaines, asiatiques, et même anté-modernes occidentales, réparer signifiait montrer que l’on a traité la blessure, donner une place aussi importante à cette réparation qu’à la blessure, bref, donner une seconde vie à la chose blessée. 21

Mais plutôt que de faire exister alors de multiples versions du montage et de les diffuser en ligne comme nous l’avions envisagé un temps – selon le principe circulaire d’un retour des sources sur Internet où elles avaient été extraites – les Black Code Sessions vont produire ce que j’appelais plus tôt dans ce texte, des versions non réalisées du film, qui n’existeront que de manière éphémère lors d’une soirée. Ces sessions échappent alors à l’idée de résolution des conflits du film, mais s’intéressent plutôt à la poursuite de ce qu’il pourrait être, comme une série de potentialités sans propriétaire. L’assemblée des Black Code Sessions n’est ainsi pas une voix collective qui se donne pour horizon un accord, mais bien une communauté de diverses propriétés qui cohabitent. C’est en cela que ces sessions produisent une forme de hacking qui fait écho à celui de l’émeute tout en répondant aux problématiques de l’appropriation culturelle – en s’échappant notamment du régime propriétaire car ici les citations n’ont pas pour vocation d’intégrer un objet artistique mais un savoir commun.

Les Black Code Sessions se déroulent donc en deux temps. Durant une journée d’atelier en groupe fermé, les diverses propositions des invités sont discutées et précisées. Le lendemain soir, un choix de matériaux est présenté de nouveau en public après la projection de Black Code / Code Noir. Le dispositif agit de manière cumulative et non conclusive, chaque prise de parole, projection ou lecture est l’occasion de faire exister le fragment d’un film possible. L’idée de « réinterpréter » une conversation pour la présentation publique est un exercice qui ne tente pas ici d’éliminer les fragilités. Les différent*es invité*es n’ont pas été choisi*es pour leur éloquence, mais comme témoins possibles qui ont accepté de prendre le temps de construire une proposition, c’est-à-dire de hacker le film non plus par l’interruption de sa propriété, mais par l’expansion critique et la dispersion de ses propriétés. Il ne s’agit pas de faire de ce moment de partage une « performance ». Les prises de parole se font depuis l’espace du public où les invités ont pris place. Cette disposition déplace l’idée de scène comme point où se concentre l’attention à la faveur d’un espace qui incorpore l’audience, une assemblée sans centre.

Mais revenons ici sur certaines des propositions sans pour autant être exhaustif car, comme nous l’avons déjà précisé les Black Code Sessions ne visent par à former une œuvre. Elles sont fondamentalement plus étales, moins concentrées, comme un film infini qui ne cesse de s’étendre. Et à la fois, on ne peut les confondre avec des conversations qui suivent une projection ou même des journées d’étude cinématographiques car elles s’autorisent des formes de poursuites et de fugues à la place des commentaires et des analyses polies. Je chronique donc deux de ces moments avec le désir de ne pas les figer pour autant. Avouons qu’ils pourraient être racontés d’une toute autre manière, dans un ordre, un assemblage, une sonorité bien différente.

Aux Lilas, à l’Espace Khiasma, la première Black Code Sessions est accueillie le 15 juin 2016 dans le cadre de l’exposition monographique de Louis Henderson, Kinesis. 22 Cette exposition s’articule autour de deux espaces dédiés aux films Black Code / Code Noir et The Sea is History, 23 d’un espace de documentation – qui propose des livres, des textes photocopiés et une sélection de films en projection – ainsi qu’une installation de trois écrans connectés à des chaînes YouTube. Cette dernière pièce consacre l’importance de la musique et du vidéoclip dans l’esthétique et l’imaginaire du travail de l’artiste, intérêt dont on retrouve la trace dans sa manière d’assembler le film Black Code / Code Noir notamment.

Parmi les invité.es, l’historienne Sophie Wahnich revient sur les écrits de la révolution française pour dessiner des relations plus continues et complexes entre les débats de la Métropole et le combat révolutionnaire en cours à Saint-Domingue, deux moments politiques qu’elle n’oppose pas aussi radicalement que le fait le film d’Henderson. Jephthé Carmil, doctorant originaire d’Haïti, s’attarde pour sa part sur la figure du Marron. Hacker par excellence du capitalisme esclavagiste, il fuit, hante, pille et terrorise la plantation. Il contribue par ses faits et méfaits à la rendre économiquement de moins en moins rentable et à bâtir un imaginaire de vie possible en dehors de ses limites – ce qui est une contribution trop souvent sous-estimée à la fin de l’esclavage, comme nous l’avons noté précédemment. Mais Carmil s’attarde aussi, au-delà de toute tentation romantique, au sort réservé au Marron dans l’historiographie haïtienne. Figure du petit peuple révolté, il est tantôt jeté dans l’ombre du panthéon des grands héros pour être plus tard célébré par le régime d’inspiration noiriste de la famille Duvalier – dont le règne s’étend de 1957 à 1986 – qui érige en 1967 la fameuse statue du Marron Inconnu soufflant l’heure de la révolte dans sa conque au moment même où toute protestation populaire est réprimée dans le sang. Le Marron, figure fugitive d’une révolution toujours à venir, n’échappe ainsi pas à son tour aux captures politiques des récits de la dictature. Et le désir du peuple de déboulonner cette statue symbole de la lutte, en même temps qu’il chasse le fils Duvalier du pouvoir, trouve sa source dans cette appropriation malveillante de l’histoire de la révolution. Pour la journaliste et éditrice Pascale Obolo, comme plus tard nous le verrons avec l’étudiant en art Frédéric Ekegue-Mve à l’EESAB site de Quimper, 24 le point de hacking du flux dominant et nécropolitique se trouve probablement dans la culture rap, ses personnalités dérangeantes et ses textes qui fondent d’autres récits de soi et d’autres mots et rythmes depuis les langues coloniales. L’auto-archive des travailleurs sans papiers originaires d’Afrique sub-saharienne qu’a constitué le photographe et militant Bouba Touré au fil de plusieurs décennies de lutte en France nous apparaît alors comme une réponse puissante, pleine d’utopie et cependant non-héroïque à la nécessité de (re)composer une autre histoire que celle de la mort et des vies sans valeur des immigrés africains qui ont rebâtit la France après la Seconde Guerre mondiale. Tout le travail de Touré tend à contrecarrer l’imaginaire de l’Occident désirable et des vagues d’immigrés éblouis qui s’écrasent sur les dures frontières d’une forteresse assiégée. Il tente de dessiner le chemin du retour au pays qui est aussi celui de la reconstruction d’une véritable autonomie, alimentaire notamment. 25
Et pour la programmatrice Clémentine Dramani Issifou, cette autonomie passe aussi par la capacité à produire son propre imaginaire cinématographique sur le continent, ce qui nécessite d’exhumer et de transmettre notamment les expérimentations et les récits alternatifs du cinéma africain.
Les cinéastes Silvia Maglioni et Graeme Thomson mettent pour leur part en critique l’économie libidinale des images d’émeute dont ils aperçoivent le risque qu’elles se détachent de ce qu’elles représentent – les luttes – à force de répétition – selon l’idée de Sadiyia Hartmann que j’évoquais plus tôt où le témoin se mue par la répétition en spectateur des scènes de violence. Dans une autre proposition, le duo met en parallèle deux bandes annonces de films dont le rôle principal est joué par le même acteur noir, Forest Whitaker. Dans Ghost Dog : la voie du samouraï de Jim Jarmush (1999), Whitaker incarne le lent empowerment d’un héros sombre alors que dans Le Majordome de Lee Daniels (2013), il est tout entier dans la soumission de sa fonction. Bien que le même corps soit ainsi pris dans deux directions de puissance différentes, il semble nous renvoyer à la même nécessité de (sur)vie qui passe ici par la mascarade et une certaine idée de préparation, de répétition, 26 de projection vers un futur à conquérir. Il est une forme de vie reportée. La performance noire peut être alors comprise comme manière d’être – ici nous pourrions dire, de se présenter – sans présence/ présent. Comme un corps qui vit sous contrôle et attend son heure. Les bandes annonces sont aussi ici discutées comme des procès de montage particuliers, qui résument et font monter en puissance le sens à la manière de l’économie du ciné-tract dont le chercheur Olivier Hadouchi célèbre également l’audace formelle – et dont Black Code / Code Noir tente de mettre à jour l’héritage. Enfin, comme nous l’avions évoqué plus tôt, le geste auquel invite les images choisies par Karine Lebrun est une forme de hacking par dilution des stratégies visuelles de la police et de la justice américaine. En recherchant et en diffusant des images où les victimes des violences policières ne sont pas représentées comme des gangsters potentiels, mais dans leur vie quotidienne, elle fait fuir en quelque sorte l’image du risque de mort en saturant la représentation de banalité. Ici aussi le hacking se veut antihéroïque en développant une stratégie de masque de différents sois qui s’oppose à la possibilité de fixer l’individu par le portrait, de le viser.

Après cette traversé rapide des récits qui se croisent lors de la session des Lilas, prenons le temps d’un exercice similaire pour celle de Rennes. Elle se déroule quelques mois plus tard, en novembre 2016.

À Rennes, trois propositions s’attaquent plus directement aux codes informatiques et électroniques en proposant des hacking de détournement et d’inversion des fonctions, de transfert des capacités d’agir. Leurs auteurs s’inscrivent ici dans une tradition du hacking comme usage à d’autres fins des puissances de l’ennemi. L’étudiant en art Jérémy Gispert explore des bases de données alternatives à celles de la police. Créées par des activistes, celles-ci alimentent un plan dynamique qui ne représente plus les itérations des crimes, mais les situations de violences policières informées par les citoyens eux-mêmes. La perspective est inversée et le corps dangereux à surveiller devient celui de la violence légale et institutionnelle. L’artiste Thomas Marchal propose également de détourner les usages en déprogrammant cette fois-ci des machines afin de les amener à produire d’autres potentialités poétiques. Avec sa pièce « esprits frappeurs », l’artiste Thomas Tudoux investie pour sa part un geste techno-animiste. Il revient à l’épisode de la cérémonie vaudou qui inaugura la révolution haïtienne et dans lequel il voit un appel aux morts à venir se joindre à la lutte des vivants. Il tente de traduire ce transfert d’énergie à partir d’un détournement des formes de la numérologie. Il propose ainsi « d’éveiller la puissance des morts par une activation numérologique de l’esprit du défunt en remplaçant le « chemin de vie » par le « chemin de mort ». Chaque nouveau mort vient [alors] remplir les rangs d’une armée fantôme en soutien à la résistance. »

La curatrice et critique d’art Raphaële Jeune et l’étudiant en art Frédéric Ekegue-Mve s’attachent quant à eux à des récits alternatifs basés sur l’introduction de figures intempestives qui vont déranger – et parfois interrompre – la trame de l’histoire coloniale et des narrations postcoloniales. C’est Anne-Marie Von Seck qui retient l’attention de Raphaële Jeune. Von Seck – nom parfois francisé Fanesèque, mais dont l’orthographe est elle-même le sujet de nombreuses spéculations- est une jeune femme originaire d’Hambourg et l’une des filles du roi comme on aimera à appeler les quelques huit cent jeunes femmes envoyées depuis la France au frais du trésor national et sur ordre de Louis XIV de 1663 à 1673 vers la Nouvelle-France (ancienne colonie du Canada). Elles doivent y fonder une famille et ainsi contribuer à résoudre les « problèmes de peuplement ». Mais la jeune Anne-Marie qui n’a que seize ans quand elle foule en 1673 la première fois la terre du « Nouveau Monde » n’est pas de ces femmes dociles, aux mains travailleuses qu’espère expédier le royaume de France dans sa jeune et lointaine province. Elle se mariera deux fois et divorcera de son deuxième mari, ivrogne et violent – divorce qui était peu courant à l’époque – avant de mener une vie dite dissolue – on parlera de prostitution notamment – ponctuée de démêlées avec la justice, d’amendes et même de séjours en prison. En se refusant à une certaine économie de la femme-mère et aux usages de la famille dans une logique de peuplement, Anne-Marie Von Seck hacke le projet patriarcal de la colonisation du Canada. Et comme le souligne Raphaële Jeune c’est un bio-hacking où elle reprend possession de sa vie, de sa force de travail et de son ventre.
Tout à fait ailleurs, c’est le rappeur Booba qu’invite à la table Frédéric Ekegue-Mve. Booba est une figure célèbre du rap français, membre du non moins célèbre groupe Lunatic, issu des Hauts-de-Seine, en banlieue de Paris. Il est aujourd’hui l’un des chanteurs les plus écoutés des jeunes issus des quartiers populaires français, mais aussi un entrepreneur à succès, fondateur notamment de la marque de street wear Ünkut. Mais derrière ses allures de bandit bodybuildé à casquette, toute masculinité dehors, ses tendances mégalomanes et son goût prononcé pour les défis et provocations lancés à tous ceux qui oseraient s’imaginer ses concurrents, Ekegue-Mve voit dans Booba le narrateur d’une histoire décentrée de la France et d’une possible alliance panafricaine populaire qu’incarne par exemple le clip de la chanson DKR qu’il tourne en 2016 à Dakar et où il célèbre ses origines sénégalaises. Trouble-fête donc mais aussi pont entre les diasporas noirs, Booba rompt avec le désir de respectabilité qu’imposent le pouvoir et le regard blanc. Il fuit cet œil et proclame son propre royaume. La chorégraphe Morgane Rey va poursuivre le fil de cette conversation où sont en lutte le désir de parler et de se dire dans une perspective noire – Mohamed Ali, Harriet Tubman – et la dépossession de cette parole par la production violente du sujet noir depuis la suprématie blanche – qui trame nombre de discours de Donald Trump. C’est dans cette même perspective narrative que l’auteure et metteuse en scène Paloma Fernández Sobrino nous replongera dans les pages de l’encyclopédie raisonné des sciences, des arts et des métiers Diderot d’Alembert éditée de 1751 à 1772, à l’endroit précis de l’entrée « nègre » afin de voir comment cette figure sauvage et altérité radicale de l’humanité est décrite au sein du monde des objets. 27

Diagrammes

Chacune des idées et propositions de ces assemblées trouve sa place dans de vastes diagrammes, cartes mentales qui témoignent des entrelacements complexes des conversations.

En laissant tous les arguments à vue sans synthèse, ces diagrammes composent des partitions libres. Dans le cas de la Black Code Session accueillie à Khiasma, ce diagramme mural restera visible tout au long de l’exposition Kinesis de Louis Henderson comme une trace, un écho. Laissée à la libre interprétation des visiteurs à proximité de la salle où est projeté Black Code / Code Noir, cette fresque devient alors un cartel particulier qui transforme la médiation en un exercice de divination et d’archéologie. Quelque chose s’est passée, on ne sait pas quoi mais il en reste une trace, vestigiale, fragmentaire et visiter l’exposition relève alors aussi d’une enquête sur une scène de crime où la représentation / répétition de la mort est remplacée par le récit d’un événement fantôme. Ce qui retient ici plus particulièrement mon attention, c’est que le diagramme devient aussi commentaire possible du lieu et pas seulement une adresse au film qu’il déborde littéralement pour construire un climat. Et nous savons que la violence policière outre sa puissance de mort concrète est aussi un climat de mort que certains corps perçoivent avec plus d’intensité que d’autres.

À Rennes, où l’atelier et la restitution publique sont accueillis au Phakt – centre culturel Colombier, le dispositif est différent puisqu’il n’accueille pas d’exposition permanente. Le diagramme est dessiné en direct et est alors une forme de double fantomatique de la conversation qui est (re)jouée en public.

En forme de conclusion provisoire – car libre à chacun de reconduire des Black Code Sessions ailleurs et autrement – nous pourrions reprendre le fil des hackings successifs que traverse ce texte : du hacking dans le film au black hacking du film qui produit l’interruption de sa propriété, à un hacking depuis le film qui en suit et en développe la dispersion des propriétés. Ce dernier geste que je nommerais hacking par assemblée me semble poursuivre au-delà de l’émeute comme moment de dépassement de la mort, un fil de la relation particulière qu’entretient la tradition noire avec l’objet à partir de la scène primitive de l’esclavage. Cette scène de chosification impose la nécessité de penser des stratégies de devenir particulières qui, au-delà du désir d’exister comme sujet plein et entier aux yeux des maîtres d’hier et selon leur définition, pourrait bien prendre la forme d’une fuite depuis l’objet pour recomposer une matière dans laquelle « subsiste la communauté de ses moments contingents ». 28 Le hacking par assemblée s’éloigne ici des conversations critiques du film pour y préférer des élaborations possibles à partir du film et de ses apories, en résistant toutefois à l’idée de le compléter, c’est-à-dire d’augmenter son capital. Le hacking par assemblée tourne ainsi le dos à l’idée de production collective – d’un objet – qui nous semble être devenue le nom d’une nouvelle stratégie d’accumulation de capital, un camouflage habile d’intérêts particuliers dans un discours de multitude, une forme de résolution heureuse de l’interruption des flux de l’économie de l’objet d’art quand il exploite des savoirs et des gestes minoritaires à des fins propriétaires. Il nous faut plus que jamais inventer des hackings de cette économie de l’art – de ses formes, ses figures, ses récits et son écosystème – pour imaginer un devenir commun et ses représentations mouvantes.

Annexes

Black Code Session #1
15 & 16 juin 2016

Les invités se présentent ainsi en 2016 : Jephthé Carmil (doctorant à l’université Paris-Diderot, travaille sur les liens entre iconographie postcoloniale et art contemporain), Pascale Obolo (cinéaste, performeuse et rédactrice en chef de la revue Afrikadaa), Karine Lebrun (artiste et professeure « internet, numérique et documents » à l’École Européenne Supérieure d’Art de Bretagne), Olivier Hadouchi (historien du cinéma et programmateur de films, auteur d’une thèse en 2012 intitulée « Le cinéma dans les luttes de libération : genèses, initiatives pratiques et inventions formelles autour de la Tricontinentale (1966-1975) »), Graeme Thomson & Silvia Maglioni (cinéastes), Sophie Wahnich (historienne, spécialiste de la Révolution française, membre du comité de rédaction de la revue Vacarme), Bouba Touré (photographe et cinéaste), Clémentine Dramani Issifou (déléguée générale de l’association de cinéma « Belleville en vues »), Louis Henderson (cinéaste) et Olivier Marbœuf (auteur, curateur, performeur et directeur de l’Espace Khiasma).

Dans le cadre de l’exposition Kinesis de Louis Henderson produite par Khiasma, en coproduction avec Spectre Productions et le troisième cycle «Document et art contemporain» de l’École Européenne Supérieure de l’Image (Angoulême-Poitiers) avec le soutien de l’Institut français, de la Cité internationale des Arts et du DICREAM.

Black Code Session #3
17,18,19 Novembre 2016 – Rennes

Les invités se présentent ainsi en 2016 : Raphaële Jeune (curatrice indépendante et chercheuse en esthétique et théorie), Karine Lebrun (artiste et enseignante à l’EESAB site de Quimper), Damien Marchal (artiste), Thomas Tudoux (artiste), Morgane Rey (danseuse et chorégraphe), Paloma Fernández Sobrino (metteure en scène et auteure), Frédéric Ekegue-Mve (artiste et étudiant à l’EESAB site de Quimper), Jérémy Gispert (artiste et étudiant à l’EESAB site de Quimper).

Un projet coproduit par le PHAKT – centre culturel Colombier, l’EESAB (École Européenne Supérieure d’Art de Bretagne) et l’Espace KHIASMA (Les Lilas – Paris) – dans le cadre de la ligne de recherche « Pratiques du hacking » – ligne de recherche de l’EESAB conduite par Karine Lebrun et d’un programme développé en collaboration avec Spectre Productions (avec le soutien du DICREAM).

  1. Les Black Code Sessions se sont déroulées en région parisienne, les 15 et 16 juin 2016 à l’Espace Khiasma aux Lilas, le 13 Octobre 2016 à l’Akademie der Künste der Welt de Cologne et du 16 au 18 Novembre en Bretagne à l’École Européenne Supérieure d’Art de Bretagne site de Rennes et au Phakt – centre culturel Colombier. La session de Cologne que nous n’abordons pas ici a pris la forme d’une conférence et d’une conversation sans proposition des participants et il nous semble de ce fait qu’elle n’a pas totalement abouti l’objet que tente de cerner cet essai.[]
  2. Ce texte appartient à une série d’essais autour des scènes de représentation minoritaire qui tente d’imaginer une forme particulière de « cinéma des Vies Noires ». Voir notamment : Marbœuf, Olivier, Ceux qui veillent les images nègres, dans Reader de la 12ème Edition des Rencontres Photographiques de Bamako, Archive Books, Berlin, 2019 et également Vers un cinéma déparlant (une hypothèse Caraïbe), Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2021.[]
  3. J’ai tenté par le passé de donner corps à cette idée de version au cinéma dans le texte « Comme je ne veux pas mourir, je marche avec le temps » in Semer Somankidi Coura, une archive générative, édité par Rapahël Grisey en collaboration avec Bouba Touré, Archive Books, Berlin, 2017.[]
  4. J’ai débuté cette entreprise avec le texte « Producing in conversation : dark landscapes of cinema » écrit durant l’hiver 2018 mais qui ne paraîtra qu’à l’été 2020 dans l’ouvrage How does the world breathe now? Film as witness, archive, and political tool to address the current state of the world, Berlin, Archive Books / SAVVY Publishing series.[]
  5. Le livre de cette auteure africaine américaine The New Jim Crow: Mass Incarceration in the Age of Colorblindness (The New Press, New York City, 2010, nouvelle édition en 2020) semble fournir certains arguments importants au film Black Code / Code Noir.[]
  6. L’écologie de diffusion d’un tel court-métrage est essentiellement composée de festivals de cinéma qui ont commencé à accueillir de manière significative des films d’artistes, longtemps cantonnés au champ de l’art contemporain, à partir des années 2010 – même si certains festivals restent précurseurs en la matière. Black Code / Code Noir est une forme narrative linéaire qui n’appelle pas particulièrement d’autres dispositifs que la salle de cinéma, même s’il sera également projeté dans des musées ou à l’occasion de séminaires artistiques.[]
  7. Ce qui composera l’un des arguments de la poétique du film Ouvertures réalisé par la suite avec The Living and the Dead Ensemble. https://thelivingandthedeadensemble.com/[]
  8. Ici je rapproche à dessein les termes « mine » et « poubelle » pour exprimer la particularité des modes d’extraction attachés à la culture d’Internet où tout ce qui est en ligne ou « enfoui » dans les strates numériques est forcément sans auteur et à disposition. Comme l’orpailleur clandestin, le « mineur » d’Internet se voit récompensé de la sueur que lui a coûté sa « découverte » dont il a vite fait de faire son trésor et bientôt son capital. Il ne s’agit pas tant ici de reconstruire des droits propriétaires que de défendre des espaces de communs numériques, qui ne font pas l’objet d’appropriation mais de transmission et de relation. Cette question recouvre en partie l’appropriation de l’archive par les artistes qui la transforme en une valeur privée et propriétaire et nécessite de revenir sur l’idée d’artiste-chercheur selon la perspective de la propriété privée et de la production de communs.[]
  9. Le film évoque par le texte et l’image la cérémonie de Bois Caïman de 1791 qui est souvent considérée comme le point de départ de la révolution haïtienne, le moment où un rite vaudou scelle l’alliance de toutes les forces noires de l’île. Ici Henderson utilise cette cérémonie comme symbole d’une contre-Révolution Française. Une femme raconte en voix off cet événement alors que la caméra tourne autour de la place de la Bastille à Paris, à la nuit tombante. Même place que l’on retrouvera plus tard, la tête en bas comme pour rappeler le paradoxe d’une Révolution française dont les moyens furent extraits d’une économie coloniale florissante et qui allait proclamer l’égalité de tous alors que l’esclavage était encore de mise dans les confins de l’Empire.[]
  10. Bernardine Evaristo, Girl, Woman, Other, Hamish Hamilton, Londres, 2019. Je remercie Sheila Sheikh d’avoir porté à ma connaissance cet ouvrage et, en particulier, cet extrait.[]
  11. L’existence même d’une communauté noire globale ne sera pas ici discutée. Nous nous contenterons de suivre l’idée qu’elle existe au moins négativement par son exposition particulière à la mort qui est l’un des sujets du film.[]
  12. Saidiya V. Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America, Oxford University Press, USA, 1997.[]
  13. Voir notamment bell hooks, Editions Cambourakis, Paris, 2015 Ne suis-je pas une femme? Femmes noires et féminisme.[]
  14. Le penseur et poète martiniquais Edouard Glissant comme le théoricien africain-américain Fred Moten accordent tous deux une grande importance au bruit et à la cacophonie dans l’expression des noires des Amériques. Le fracas du créole pour le premier répond au cri du free-jazz chez le second comme langue qui libère un espace vital et qui produit des modes de visibilité particuliers, des images fugitives. On pourra lire à ce sujet Le Discours Antillais d’Edouard Glissant, Editions Gallimard, Paris, 1997, et notamment le chapitre 44. Poétique naturelle et poétique forcée. Mais aussi In the break, the aesthetics of black radical tradition, University of Minnesota Press, 2003 et notamment le chapitre Resistance of the Object : Aunt Hester’s Scream.[]
  15. Il y aurait bien sûr beaucoup à dire sur ce film magnifique sorti au début des années 1970 dont l’audace visuelle et les expérimentations narratives bousculent une certaine histoire du cinéma qui place les productions africaines dans une arrière-garde somnolente au cœur d’éternels villages de brousse.[]
  16. C’est l’idée que développe notamment l’auteure Cristina Sharp, dans son livre en forme de chant, In the wake: on Blackness and Being (Duke University Press, 2016[]
  17. David Lloyd, The racial Thing : on appropriation, Black studies, and Thingliness in Text zur Kunst, issue no. 117 : « property / eigentum », mars 2020.[]
  18. Je m’intéressais à cette idée dans le texte l’Emeutier et la Sorcière paru en 2012 dans le catalogue Sorcières, pourchassées, assumées, puissantes, queer édité par Anna Colin (Editions B42 et Maison Populaire) à l’occasion de sa série d’expositions « Plus ou moins sorcières » en 2012 à La Maison Populaire (Montreuil, France).[]
  19. On dénombre près de quarante projections du film en festival et dans des centres d’art pour la seule année 2016.[]
  20. Voir la liste des participant*es des deux sessions en annexe.[]
  21. Texte rédigé par Kader Attia pour l’exposition Réparer l’invisible (mars-octobre 2017) au Smak de Gand, 27 mars 2017. Je l’ai découvert pour ma part en lisant la thèse de doctorat de l’artiste Pierre Michelon.[]
  22. http://www.khiasma.net/exposition/kinesis/[]
  23. The Sea is History (27 min, 2016), est un film de Louis Henderson inspiré du poème éponyme de l’auteur Saint-Lucien Derek Walcott[]
  24. Comme plus loin Jérémy Gispert, Frédéric Ekegue-Mve est étudiant en art à l’époque du workshop en 2016.[]
  25. Voir Semer Somankidi Coura, une archive générative, édité par Rapahël Grisey en collaboration avec Bouba Touré, Archive Books, Berlin, 2017.[]
  26. On pense à la manière dont la philosophe Elsa Dorlin décrit la pratique de la capoeira comme la répétition, au sens théâtrale du terme, d’un combat à venir dans son livre Se défendre, une philosophie de la violence, 2017, Paris, Editions la Découverte[]
  27. Notons ici que chaque session est introduite par Olivier Marbœuf et Louis Henderson et que Karine Lebrun présente son exposé aux Lilas et à Rennes.[]
  28. David Lloyd, ibid.[]
 

Pratiques d’hackerage de l’espace universitaire : la brigade SCRUM

Rachele Borghi, Julie Coumau, Emilie Viney : Collectif Brigade SCRUM
2019
 

Hackerage : Contraction des mots « hacker » et « rage », nous avons choisi ce terme pour visibiliser la rage comme moteur de l’action et dans la démarche de réaction à la violence institutionnelle et systémique.
SCRUM : Sorcières pour un Changement Radical de l’Université Merdique.

Les espaces sont des producteurs de significations et de valeurs : ils jouent un rôle actif dans la construction des identités des personnes qui les habitent ou les traversent. Les espaces institutionnels sont conçus pour reproduire des dynamiques de pouvoir et pour garantir l’ordre établi. À l’intérieur de l’université, les espaces, en particulier les salles de classe, sont projetés pour favoriser le contrôle et confirmer l’autorité du corps enseignant. Les espaces sont la traduction matérielle d’une conception de l’apprentissage et de la transmission du savoir fondé sur la coercition, sur la crainte, sur la menace de « l’échec ». Les murs de l’université concrétisent le discours dominant et les rapports de pouvoir basés sur le privilège de la classe enseignante. Est-il possible de renverser leurs fonctions ? S’il n’est pas évident de neutraliser leurs fonctions principales, est-il possible d’injecter des éléments déviants ? Nous pensons que l’espace universitaire peut, dans ce sens, être hacké : il est possible d’insérer un virus et de contribuer à faire court-circuiter le système d’oppression, la fabrique de la subordination. Un espace en particulier est propice à ce genre d’action : la salle de classe.
Quand on pénètre « la maison du maître », si on ne peut pas la détruire avec les outils du maître (Lorde 2003), on peut tout de même, se glisser dans une faille, se faufilant dans un interstice, et là, s’y installer.

Diana Torres, Pornoterrorista (2011, p. 197).

Dans l’interstice, on peut avoir un point de vue, une position privilégiée pour regarder le système dominant et pour expérimenter des stratégies de contamination des lieux, de diffusion du virus. Transgresser s’apprend (hooks, 1994) aussi par le fait de détourner, contourner, dépasser les normes et les règles de l’institution.
C’est alors à ce moment-là que nous pouvons travailler pour chercher à transformer une salle de classe d’une université en un espace de refuge, un espace perçu comme moins hostile, moins violent, moins opprimant1, un espace pour soigner les blessures infligées par la violence institutionnelle, un espace de retranchement. Dans cette perspective, elle peut devenir un laboratoire de résistance au sexisme, au racisme, au classisme, et à toutes les discriminations produites et invisibilisées par la société et par l’institution.

#Le corps enseignant ou l’incorporisation du savoir dominant

D’après Frédéric Lordon (2018, p. 34), « la société n’existe qu’institutionnalisée ». En effet, les institutions façonnent la société en constituant des « suppléments de puissance » (p.120). L’institution universitaire reconfirme et réifie son pouvoir par les lieux. Dans l’université, les rapports de pouvoir sont visibles, dans les salles de classe, les amphithéâtres, mais aussi dans l’ordre des étages : les espaces dédiés aux étudiant.e.s au rez-de-chaussée et les salles des professeur.e.s au dernier étage par exemple. L’ordre se déploie dans ses espaces et il est incorporé par tou.te.s dans les comportements et dans leur réitération non-interrogée.
L’institution s’appuie sur un socle vaste de fondations et de tuteur.e.s. Les professeur.e.s sont des individu.e.s faits institution qui permettent à l’université de rester université. L’institution les a choisi, valorisé.e.s en les assignant comme scientifiques ; ce qui donne lieu à un cercle affinitaire de valorisation et de légitimation mutuelle. De plus, il lui est demandé de se montrer soudé, de rester toujours uni et solidaire2.
Le corps enseignant est une entité qui anime l’institution en perpétuant, entre autres, les processus de valorisation des savoirs. Les savoirs dominants ne sont pas plus légitimes en soi que les savoirs minoritaires mais sont empuissantisés par le crédit que l’institution leur accorde (Walsh, 2007). Si nous prenons l’exemple de la discipline géographique française, nous notons que les savoirs n’ont pas été décolonisés. L’ « inconscient colonial » (Singaravelou, 2007, p.57), la colonialité (Grosfoguel, 2016) est inscrite dans la discipline géographique française et n’est pas perçue comme telle mais comme une vision scientifique du monde (Maldonado-Torres, 2007). C’est que l’université agit comme agent valorisateur des savoirs et décide des savoirs dominants et des modes de leur acquisition :

« il n’y a pas de valeur, il n’y a que des processus de valorisation. […] être dominant dans un champ c’est avoir réussi à imposer sa manière de faire comme la manière qui vaut » (Lordon, 2018, p. 119-120).

Cette élection par l’institution permet de les faire passer comme des savoirs « neutres », « objectifs » et « vrais ». Les tentatives de mettre sous silence les approches épistémiques « autres » participent à la reproduction d’un modèle d’enseignement des connaissances qui se conçoit sans faille et sans faiblesse. De cette façon, la violence épistémique exercée ne peut jamais être reconnue comme telle puisque l’épistémé qui peut la critiquer est niée3.
Enfin, les enseignant.e.s ne se conçoivent pas comme possiblement discriminant.e.s puisque, selon la pensée universaliste dominante, ils traitent tout.e.s les étudiant.e.s de façon égale et évaluent selon le mérite. La rhétorique du mérite a bien été démontée par plusieurs études (voir, à titre d’exemple, Tenret, 2011). Pourtant l’idée de pouvoir évaluer « objectivement » les étudiant.e.s par rapport à leur mérite, est toujours actuelle : il suffit d’appliquer les paramètres en vigueur, c’est-à-dire les paramètres largement diffusés dans le corps enseignant. On oublie ainsi le caractère situé du choix des critères et comment ils peuvent contribuer à perpétuer les inégalités et la violence représentée par la notation.

#Trahir sa classe avec la classe

Comment un.e membre de l’institution pourrait résister à ce système ?
Nous sommes convaincues que lorsqu’on fait partie des dominant.e.s, on doit choisir et expliciter son champ. Pour nous, le seul champ possible est celui de nous engager pour trouver des pratiques qui ne reproduisent pas toutes les oppressions et dominations que le système universitaire nous pousse à exercer. Et cela se traduit dans une pratique constante de réflexion individuelle et collective sur notre positionnement et nos privilèges. Mais notre conviction est que la conscientisation d’être porteuses des privilèges dans l’université ne doit pas se limiter à une pratique de réflexivité. Elle doit se traduire en une mobilisation de ses propres privilèges, un élan à sortir de sa propre zone de confort, pour assumer la prise de risque qui va avec la co-construction d’espaces de résistances. Et cela à partir de l’espace d’où nous parlons, l’espace de notre quotidien : la salle de classe.
Notre position de dominantes dans le contexte universitaire, nous porte à chercher comment tenter de nous défaire des habits de l’oppresseur.e et de prendre ceux des allié.e.s, comme nous le rappelle feminoska, dans l’introduction à la traduction italienne du livre de Sarat Colling « Animali in rivolta » (2018) en relation au privilège d’espèce :

« Se reconnaître en tant que porteur.e.s de privilège (signifie) regarder le monde du point de vue de celleux qui n’ont pas ces privilèges et choisir de se défaire des vêtements de l’oppresseur.e – aussi inconscient.e soit-iel – et s’habiller avec ceux de l’allié.e » (feminoska, 2017, p. 39).

Réfléchir sur ses privilèges signifie aussi reconnaître d’où on parle et à partir de quel positionnement. Nassira Hedjerassi explique comment bell hooks dénonce la pédagogie féministe comme une approche située à partir d’un positionnement féministe blanc.

« Que les théories féministes soient ainsi situées, que ces analyses ne soient pas ancrées dans les réalités des femmes noires, ni préoccupées des groupes pauvres ou non privilégiés, constitue la limite majeure des pédagogies féministes, ce qui conduit bell hooks à plaider pour une pédagogie transgressive qu’elle qualifie d’engagée et de révolutionnaire » (Hedjerassi, 2016).

bell hooks insiste alors sur une pédagogie engagée,

« La pédagogie engagée va plus loin que la pédagogie critique ou féministe car elle vise la formation de soi, le bien-être et l’empowerment (ou pouvoir d’agir) de tous les sujets (bell hooks, 2003, p. 33) » (Hedjerassi, 2016).

bell hooks appelle les personnes impliquées dans l’enseignement à se positionner visiblement dans une pédagogie engagée, capable d’ouvrir des espaces de parole et d’écoute. Combattre la posture de silence où le modèle d’enseignement et d’apprentissage dominant renferme les étudiant.e.s signifie, pour nous, s’efforcer à sortir de sa zone de confort en classe, s’afficher, dire qui on est, visibiliser les mécanismes de pouvoir qui gouvernent la classe et que nous sommes tous et toutes censé.e.s respecter (et dans le cas des enseignant.e.s incarner) au moment où nous partageons cet espace. Cette attitude produit une sorte de faille dans l’espace de la classe qui permet d’injecter le virus de contre production du savoir. Cela permet de mettre en place un processus de libération de la parole. Mais dans l’université, l’espace de libération de la parole n’est pas compris dans la planimétrie, il faut le construire.
Co-créer un espace bienveillant (Prieur, 2015) dans un espace d’oppression et de violence institutionnelle, favorise la prise de parole, développe la confiance réciproque, fait circuler les réflexions et facilite le partage des expériences et des parcours de vie.

« Dans mes cours, je n’attends pas que les élèves prennent des risques que je ne prendrais pas, qu’ils et elles partagent quoi que ce soit que je ne partagerais pas. Quand nous, professeur.e.s, faisons entrer des récits de notre propre expérience dans les discussions de la classe, cela nous empêche d’agir comme des inquisiteur.e.s omniscient.e.s et silencieux/ses. Il est souvent productif que les professeur.e.s prennent le premier risque, en faisant le lien entre les récits d’expérience personnelle et les discussions universitaires, afin de montrer comment l’expérience peut éclairer et approfondir notre compréhension des contenus universitaires » (hooks, 2013).

Dans un contexte où le savoir n’est pas reconnu comme situé et où on invisibilise le caractère politique de tout savoir à travers l’idée de la distance, de la neutralité et de l’objectivité, injecter ton vécu personnel quand tu es enseignant.e est une pratique d’hackerage : il signifie insérer des éléments que le système n’a pas prévu et, donc, pour lequel il n’est pas prêt. Le corps enseignant peut alors devenir vecteur d’affaiblissement plutôt que de renforcement de l’institution.
La résistance des enseignant.e.s peut se situer dans le fait de proposer des savoirs autres en apprenant à ne plus craindre les menaces d’exclusion du groupe ni toutes les contre résistances visant à affaiblir les discours et praxis minoritaires. Rendre visible les savoirs des opprimé.e.s s’inscrit dans la démarche du professeur.e conscient.e de ses privilèges. La violence institutionnelle est une violence systémique qui exclut les groupes opprimés des cercles de production des connaissances en sur-légitimant les épistémologies oppressives. En faisant référence à la discipline géographique, très imbriquée encore aujourd’hui dans des dynamiques de pouvoir qui relèvent de son héritage colonial, Simon Springer affirme :

« On ne doit plus tolérer les géographies hideuses et archaïques de la hiérarchie qui enchaînent l’humanité à l’étatisme, au capitalisme, au patriarcat, à l’hétéronormativité, au racisme, au spécisme et à l’impérialisme. La géographie doit devenir belle, se vouer entièrement à l’émancipation » (Springer, 2018, p. 15).

Nous sommes un petit groupe d’enseignantes à chercher depuis 5 ans à pirater les espaces institutionnels de l’intérieur. 4 Nous partons de la salle de classe que nous cherchons à temporairement resignifier par un enseignement assumé, explicité et revendiqué s’inscrivant dans la pédagogie engagée. Nous aimons les penser comme des TAZ 5 (Bey, 1997) à intermittence.

#Phase 1 : Devenir hacker.e.s ou du nécessaire empuissement de l’enseignant.e

Extrait du journal de Rachele :

Amphi, cours magistral d’épistémologie de la géographie, 2015.
Présentation du cours, de la bibliographie et des penseur.e.s qui seront abordé.e.s dans le cours. Une étudiante demande à prendre la parole : « Madame, pourquoi on lit beaucoup de textes de femmes, noires et lesbiennes ? ». Je réponds : « je cherche à développer une approche radicale, c’est-à-dire qui va aux racines ; or, certaines racines de la géographie postmoderne se trouvent chez les noires, lesbiennes, chicanes et afro-américaines. Tout un tas de concepts et surtout de références ont été tout simplement oubliés ou – encore pire – invisibilisés par la production du savoir légitimé et institutionnel, c’est-à-dire, dans ce cas particulier, de ceux qui sont considérés comme les grands penseurs de la géographie postmoderne, et qui sont anglo-américains blancs et hommes. C’est justement ce que les géographes latino-américain.e.s ont montré en parlant du tournant décolonial dans la géographie ».

« La décolonialité, mode d’emploi » :
https://www.youtube.com/watch?v=MNXO6MfbGlc&fbclid=IwAR0GF2797t8q5KqjFdXbX2mZ1lI-Hg8ILuRqfb7xL3cXWniS_x9VbjdH7gE – (dernier accès 07/11/2019)

La question posée par l’étudiante sous-entend l’illégitimité d’un tel savoir dans un contexte scientifique académique. Hésitation et méfiance sont liées à l’intériorisation du paradigme positiviste – encore très répandu dans beaucoup de milieux de la géographie française – qui renforce chez les étudiant.e.s l’idée que la neutralité existe, aussi bien que l’objectivité, la distance de son terrain et objet de recherche. Un effort supplémentaire nous est alors demandé pour réagir aux résistances. Dans un cours d’épistémologie, par exemple, parler d’un concept central de la géographie, la frontière, en faisant référence à « Borderlands/La Frontera » de Gloria Anzaldua n’est pas évident car ce n’est pas une référence courante et légitimée dans la géographie en France. Il est donc compréhensible que cela puisse susciter de la méfiance, surtout si l’enseignant.e à la proposer n’est pas un homme, blanc, hetero, vieux et en costume et cravate… Ce qui est mis en discussion c’est la légitimité de ta place au sein de l’institution. Par conséquent, on réagit souvent à travers une auto-injonction à se légitimer en permanence.
Dans les milieux universitaires conservateurs, trouver sa place quand on ne partage pas les mêmes valeurs, la même vision du monde, les mêmes paradigmes scientifiques, quand on est étrangèr.e, appartenant à une minorité se transforme souvent en une bataille. Mais d’abord avec soi-même. Injonction à se positionner continuellement, se sentir obligé.e de justifier en permanence ses choix épistémologiques, ses paradigmes de référence, ses méthodes et ses pratiques en créant ainsi un dispositif d’autocontrôle et d’autocensure très fragilisant.
Il est aussi très fatiguant. Donner « la bonne réponse » aux questions des personnes étudiantes signifie avoir déjà réfléchi à la possibilité d’être contesté.e, et faire un effort de performance dans la réponse, ne pas se laisser intimider par la question, et surtout être sûr.e de soi et d’être bien « à sa place ». Chose qui est loin d’être évidente. Prendre conscience du mécanisme dans lequel on est investi.e, se rendre compte que ce qu’on vit personnellement a un sens politique, créer une toile de relations d’affinité, construire une dimension collective, tout cela favorise l’inversion de marche : passer de la fragilité à l’empuissement. Ne plus demander sa place, la prendre, car l’espace ne se demande pas, il s’arrache.

En grève !

STRIKE ! A statement from the transfeminist strikers of the Cirque Conference (L’Aquila, March 31st-April 2nd, 2017)
https://sommovimentonazioanale.noblogs.org/post/2017/05/26/strike-a-statement-from-the-transfeminist-strikers-of-the-cirque-conference-laquila-march-31st-april-2nd-2017/ – (dernier accès 07/11/2019)

#Phase 2. Modifier la planimétrie : ouvrir un espace de prise de parole

En 2016, la promotion d’étudiant.e.s de licence 1ère année en géographie ainsi que leurs enseignant.e.s ont fait face à des situations d’enseignement difficile : bruits et bavardages en amphi, retards, absences avec des résultats de fin de semestre signant les difficultés majeures de connaissances et d’apprentissage. Le second semestre s’est ouvert, avec des difficultés permanentes : bruit fort et quasi-constant en CM, tensions entre étudiant.e.s et entre étudiant.e.s et enseignant.e.s avec des épisodes d’altercations verbales. Comment faire face à cette impasse sans aller dans la direction des « punitions exemplaires » ?
En effet, les premières discussions entre enseignant.e.s se dirigèrent vers la solution de la punition.

« Quoi d’étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ? » (Foucault, 1975, p. 264).

La surveillance demeure l’élément structurant de ces lieux dans lesquels les personnes sont soumises à des réglementations basées sur des dichotomies hiérarchisantes élèves/enseignant.e.s, patient.e.s/médecin.e.s, détenu.e.s/surveillant.e.s. Si la surveillance permet aux rapports de pouvoir de se pérenniser, la punition est un outil déployé en cas d’urgence, de mise en danger ponctuelle du lieu et de son monde. Lorsqu’un.e étudiant.e insulte un.e enseignant.e dans un amphithéâtre, iel s’attaque également au système universitaire, à l’institution et donc au système social actuel.
Ces évènements ont tout de suite été qualifiés de « graves », la « violence » des étudiant.e.s étant toujours présentée comme le problème à résoudre sans remettre en question le fonctionnement de l’institution. Appuyer sur la violence de l’étudiant.e efface la violence même du système universitaire. Cette opération vise à décontextualiser l’événement en supprimant sa matérialité complexe de rapports de pouvoir enchevêtrés dans les lieux et dans les corps. Le terme de « respect » a été maintes fois répété, synonyme d’acceptation de la domination. Le « respect » renforce la société disciplinaire dans la mesure où il permet aux dominant.e.s de ne pas se voir remis en question. Au-delà des faits et des éléments de discours ici évoqués transparait également l’infantilisation des étudiant.e.s qui, comme les personnes mineures et les personnes animalisées, ne sont pas considéré.e.s comme des personnes dotées d’une autonomie de pensée et d’agir. Cette vision des autres demeure dans l’approche coloniale des sujet.te.s.

Dans  » Se Défendre, une philosophie de la violence « , Elsa Dorlin (2017) explique comment la mise en application du discours colonial et patriarcal a mené à une instrumentalisation de la notion de violence qui sera systématiquement renvoyée sur les opprimé.e.s. L’auteure retrace l’histoire du racisme aux Etats-Unis en expliquant la construction de la peur des personnes noires chez les personnes blanches. Les hommes noirs étaient accusés d’être des violeurs de femmes blanches, ce qui justifiait ensuite leur lynchage public auprès des populations blanches. La violence systémique ne peut s’exercer sans la construction de la violence des opprimé.e.s permettant de la légitimer et de la renforcer.

Si la situation des étudiant.e.s est ici complètement différente, il est pertinent de s’intéresser aux discours et à leurs similitudes quant à cette construction de la « dangerosité » ou « violence » des personnes qui subissent une violence systémique. Ces similitudes nous montrent que les discours institutionnels universitaires demeurent hérités des périodes coloniales et racistes des mondes occidentaux. Et pourtant la « violence » des opprimé.e.s ne peut être autre chose que de l’autodéfense face à un système injuste.
Nous opposant à la « punition » et souhaitant comprendre et entendre les étudiant.e.s, nous avons proposé de remplacer, pour une semaine, les Travaux Dirigés par des ateliers. La proposition a été acceptée par l’UFR. Le but était de chercher à ouvrir un espace de parole à partir d’un collage sur le thème de l’expérience de l’université au premier semestre de Licence. Notre entrée en classe avec des couleurs, paillettes, stickers, et papiers colorés à la place des listes d’inscription et feuilles d’émargement a d’abord surpris et déstabilisé les étudiant.e.s, qui ont considéré que l’activité était « bizarre ». Pour nous, il s’agissait de redonner du sens au vivre-ensemble à l’université et en cours. Notre objectif était de chercher à mettre en place un espace bienveillant qui aurait permis l’échange, favorisé la libération de la parole et témoigné, par conséquent, des difficultés rencontrées. La quête de sens ne devait pas être vaine, les enjeux étaient nombreux. Face aux maux de nos enseignements, il fallait retrouver du/des sens à enseigner pour les enseignant.e.s et à étudier pour les étudiant.e.s.
Trois temps se sont succédés.
Dans un premier temps, il a fallu permettre la mise en confiance. La création d’un espace bienveillant a pu s’élaborer par le jeu du « j’aime », que Rachele avait appris de Cha Prieur dans un atelier en master quelques années auparavant. Après avoir repoussé les tables, les étudiant.e.s se sont déplacé.e.s dans la salle de classe. Dès que nous nous arrêtions devant un.e étudiant.e, la personne devait dire ce qu’elle aimait. A l’énonciation du « J’aime… », les autres participant.e.s devaient se rapprocher ou s’éloigner en fonction de l’accord (ou pas) qu’iels partageaient avec la phrase énoncée. Ainsi les étudiant.e.s ont pu entrevoir qu’iels partagent des goûts en commun (ou pas) et surtout découvrir des aspects du caractère des autres qui, jusqu’à ce moment là, étaient considérés comme n’ayant pas droit de cité dans l’espace de la classe.
Dans un deuxième temps, nous avons invité les étudiant.e.s à se retrouver autour d’une grande table pour travailler à l’élaboration d’un collage ayant pour sujet, au choix, « mon premier semestre à l’université » ou bien « l’université idéale ». Les différents travaux élaborés ont été produits en 25 minutes environ. Nous avons mis de la musique créant une ambiance sonore, familière aux étudiant.e.s, propice à la détente et à l’expression personnelle. A la fin de ces 25 minutes, un « vernissage » a été organisé. Chacun.e a pu découvrir les travaux disposés sur la table. Commentaires, rires, questionnements ont été alors audibles. Les « œuvres » sont parfois très émouvantes et retracent, pour certain.e.s, des parcours de vie touchants et poignants. Elles évoquent aussi les espoirs, les difficultés que rencontrent les étudiant.e.s dans leurs études.
Dans un troisième temps, nous nous sommes retrouvé.e.s assis.e.s par terre avec les étudiant.e.s en rond. Pour ceux et celles qui le souhaitaient, iels pouvaient présenter ce qu’iels avaient produit ou parler du premier semestre et du second semestre déjà bien entamé sur le thème «  réussir à partager l’espace commun à l’université entre enseignant.e.s et étudiant.e.s pendant les années à venir ». Beaucoup des questions ont été soulevées et la parole a bien circulé. Dans tous les groupes, malgré les différences de ressenti, il y a eu une implication quasi totale dans l’activité proposée, en dépit des réticences initiales. Ce qui nous a touchées c’est la confiance que la totalité des étudiant.e.s nous a faite. Car, proposer sa playlist (« Madame, mais c’est votre playlist ça ? Vous écoutez du RnB et du rap ???!!! »), expliciter ses préférences (« J’aime les fraises », « J’aime la couleur jaune », « J’aime regarder les séries à la télé »), porter son corps là où on ne l’attend pas (« On va s’assoir par terre ? Mais vous aussi? ») a montré que nous, enseignant.e.s, étions prêtes à sortir de notre zone de confort, à descendre (dans le sens premier comme figuré) de notre piédestal.
Certain.e.s étudiant.e.s ont donc pu partager leur frustrations vis à vis d’un parcours scolaire difficile. Ils ont témoigné de discriminations fondées sur leur lieu d’habitation, et sur leur origine.
Enfin, des messages ont été plaqués sur le mur de la salle pour re-signifier nos rapports étudiant.e.s/enseignant.e.s fondés non pas sur les crispations et les fermetures mais sur l’invitation au dialogue continu. Cela a aussi été une façon de « faire parler les murs » à leur place et laisser des messages directs au corps enseignant.

#Phase 3. Injecter des méthodes du milieu militant dans l’espace universitaire

Extrait du journal d’Émilie :

« Rachele a proposé un atelier d’arpentage. En amphi, elle est montée sur une table et de là a jeté les feuilles des textes à étudier dans le programme de TD d’épistémologie de la géographie : les étudiant.e.s se sont alors mis à lire les pages où celles-ci étaient tombées, sur ou sous les tables, sur les chaises. De mon côté, je venais de lire un article qui m’avait beaucoup interpellée sur l’approche décoloniale qui m’a appris que les idées circulent et les théories sont voyageuses (Boulbina, 2013). J’ai donc eu l’idée pour travailler les documents de prendre les textes photocopiés, d’en faire des avions en papier, de les lancer et ensuite d’aller les lire là où ils atterriraient : la théorie voyage (article Boulbina : https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2013-2-page-19.htm ), le papier vole ».

En 2016, les TD de “Géographie dans les Sciences humaines et de la société” (Licence 1ère année) et les TD d’Epistémologie de la géographie en Licence 3ème année ont consisté en l’élaboration d’une bande dessinée qui répondait à un grand défi : diffuser les savoirs géographiques scientifiques autrement et combattre la frustration que certains langages et supports (articles ou autres) provoquent auprès des personnes qui ne possèdent pas certains codes et, pourquoi pas, l’ennui qui est souvent voisine de l’incompréhension.
Pour commencer, nous avons travaillé sur des textes qui permettent d’interroger les discours en géographie. Nous avons mobilisé la méthode de l’arpentage6) revisité dans le but de désacraliser des textes, révéler des lectures possibles polyphoniques, faciliter l’approche et l’appropriation du texte.
Après la lecture d’une page, l’étudiant.e pouvait souligner les passages qu’iel souhaitait retenir et indiquer sur un post-it les mots et les phrases-clés à conserver selon ellui. Ensuite, un.e autre étudiant.e, pouvait à son tour lire le texte, coller le post-it sur une grande affiche blanche accrochée sur un mur de la classe et découper des morceaux de texte, qu’iels pouvaient conserver.
C’est ainsi que s’est constituée une “ frise-patrimoine collective ”, c’est-à-dire un document-ressource sur lequel chaque étudiant.e pouvait coller des post-its, des morceaux de phrases découpées et en faire des commentaires. Apparaît alors une lecture détendue, collective du texte, qui permet l’expression de toutes les subjectivités. De ce travail, a pu alors émerger des thèmes, des réflexions et des envies de dire ce que peut être la/les géographies. Des propositions sont alors apparues qui ont permis à chacun.e de se positionner sur des projets de la BD. Par groupe de cinq à six, les étudiant.e.s ont choisi de faire des BD courtes autour de différents thèmes.
Un premier groupe a choisi de présenter les « coulisses de la BD » : faire « le making of » du travail en cours et ainsi faire mémoire des difficultés rencontrées. Pour pouvoir réaliser cette BD, nous avions besoin de matériels (feutres, papiers, crayons). La demande de financement étant arrivé trop tard, selon la réponse officielle à notre demande, nous avons dû faire appel à du crowdfunding : la BD retrace ces événements.
Un deuxième groupe a choisi de faire le récit de leurs trois années de licence entre révélations des rapports de domination au sein de l’université, désillusions et espoirs.
D’autres histoires ont pu être racontées : les rapports entre l’histoire et la géographie au XIXe siècle à travers les tribulations de la famille des sciences, ou encore l’avènement de la géopolitique d’Yves Lacoste ou de l’histoire de la féminisation de la géographie.

« Doctorante en géographie depuis septembre 2017, j’assurai ma première mission d’enseignement au cours du premier semestre. J’étais chargée de TD pour deux groupes en licence 1 et un groupe en licence 2. Le planning du TD de licence 1 « la géographie dans les sciences humaines et sociales »» était fondé sur un projet commun avec les étudiant.e.s de licence 3 du cours d’épistémologie. L’objectif était de créer des bandes dessinées présentant des pensées géographiques. Je n’avais alors aucune expérience de l’enseignement, ce fut la première fois que je passais de l’autre coté du bureau. Ce fut difficile de me sentir « légitime » dans ce nouveau rôle qui m’était attribué.
Convaincue de la nécessité d’introduire une pédagogie alternative et engagée à l’université, j’ai vaincu mon malaise. J’ai insisté dès le premier TD sur le caractère bienveillant de notre espace de travail. J’ai parlé avec les étudiant.e.s d’horizontalité, d’espace de parole, et de construction collective du savoir ; avant de les inviter à présenter leurs définitions de la géographie afin que nous puissions discuter des différents points de vue sur la discipline qu’iels venaient de choisir. Cette première discussion n’a pas fonctionné du tout, les étudiant.e.s étaient peu nombreu.x.ses à vouloir s’exprimer. J’ai alors compris qu’il ne suffisait pas de parler d’espace bienveillant pour qu’il le devienne mais qu’il fallait le co-construire et que cela pouvait prendre du temps. Tout au long du semestre nous avons poursuivi ce chemin ensemble, les étudiant.e.s m’apprenant à devenir enseignante au fil des semaines. Je désirai cette horizontalité encore abstraite au mois de septembre, avant d’en comprendre les dynamiques et d’en appréhender la richesse une fois le semestre terminé.
Lors du deuxième TD les étudiant.e.s ont créé leurs « boîtes à outils ». Ces boîtes à outils étaient des chemises qui ont ensuite servi à contenir leurs fiches personnelles. Les fiches personnelles ont été rédigé.e.s par chaque étudiant.e à la fin de chaque cours, indiquant ce qu’iel a apprécié dans le cours, ce qu’iel a rejeté, et quelles sont les notions comprises et à quelle(s) réflexion(s) cela le ou la mène. Les chemises ont été illustrées par les étudiant.e.s selon leurs définitions de la géographie à ce stade initial du semestre.
Les étudiant.e.s ont ensuite transformé la salle, en changeant la disposition des tables et des chaises pour créer leur propre espace de travail. Cette suggestion propose donc aux étudiant.e.s de se réapproprier l’espace classe et de le transformer ainsi en « site de résistance ». Malheureusement les tables ont été liées entre elles après les vacances de la Toussaint. Il nous était alors impossible de briser la répartition linéaire des tables. Le pouvoir s’était matérialisé dans l’espace, nous rappelant qu’il n’était pas le nôtre. Cependant nous avons trouvé une stratégie pour aligner deux rangées de tables et aménager un espace propice à l’échange et au partage. Faire d’un lieu institutionnel un lieu de résistance implique une capacité d’adaptation et une remodelation permanente de l’espace.
Les TD suivants étaient consacrés à l’étude de concepts et notions indispensables à une approche de l’épistémologie postmoderniste. Les notions discutées, telles que l’intersectionnalité, les normes, les privilèges ou encore la décolonialité ont permis d’entamer un processus de questionnement sur les discours dominants par l’étude de textes et d’autres matériaux, mais aussi surtout grâce aux échanges entre les personnes dans le cours.
Un cours a ensuite été dédié à l’étude des bandes dessinées en lien avec la géographie. Les romans, chansons, films, séries, bandes dessinées, et autres objets culturels dits « de masse », sont des objets d’étude pertinents pour les chercheur.e.s en sciences sociales dans la mesure où ils révèlent des pratiques spatiales, des représentations, et des dynamiques sociales. Les comics Marvel montrent une certaine représentation de la ville américaine et de la nuit (Landot, 2014) ; les BD Tintin exposent une vision très européocentrique et coloniale du monde; alors que d’autres bandes dessinées adressées à de jeunes enfants transparaissent les normes de genre par exemple. L’introduction du champ des « comics studies » permettait de démontrer la variété des thématiques abordées en sciences humaines et sociales, ainsi que la multiplicité des objets géographiques possibles.
Les quatre séances suivantes ont pris la forme d’ateliers consacrés à la création de bandes dessinées. Les étudiant.e.s se sont rassemblé.e.s dans différents groupes afin de produire une bande dessinée à partir d’un article scientifique présent dans la bibliographie distribuée lors du premier cours. Iels pouvaient aussi proposer un autre article absent de cette bibliographie ».

Dans toutes nos classes, les textes choisis offraient un panorama assez large de la discipline. L’épistémologie de la géographie, rassemble plusieurs courants historiques et politiques de la discipline, de Paul Vidal de la Blache à Cha Prieur. Les étudiant.e.s pouvaient alors déceler leurs « sensibilités géographiques », ce qu’iels désiraient le plus dans cette discipline.
Cette initiative pédagogique permettait de proposer une action collective et créative sous la forme d’un projet commun. Les étudiant.e.s savaient que leurs productions feraient l’objet d’une publication et d’une exposition, l’objectif étant d’aller au-delà̀ du contexte du cours, de ne plus travailler pour une note de fin de semestre, mais pour un projet « réel » auquel on croit et qu’on affectionne.
Lors des ateliers, les étudiant.e.s disposaient de matériel de dessin obtenu grâce au financement participatif. Certain.e.s étudiant.e.s ont décidé de travailler avec des logiciels informatiques dédiés aux BD. Il n’y avait pas d’indications sur la forme, ce qui a mené à une grande diversité des objets proposés. Les étudiant.e.s travaillaient en musique. La musique rompait avec le contexte universitaire en créant une ambiance différente.
Beaucoup d’étudiant.e.s étaient réticent.e.s à l’annonce du projet et lors des premiers ateliers. Certain.e.s ne comprenaient pas l’intérêt d’un tel projet, délégitimant la restitution par le visuel. D’autres ressentaient une forme d’angoisse face à un manque de consignes strictes sur ce qui leur était demandé. La liberté, ou au moins l’absence de cadre rigide déstabilisait celles et ceux qui avaient l’habitude de répondre sans trop de questionnements aux attentes d’un système scolaire qu’iels subissaient depuis des années.
D’atelier en atelier, les étudiant.e.s semblaient s’enthousiasmer pour leurs bandes dessinées. Ce qui les inquiétaient n’était peut-être pas tant la forme de la production que le fait d’approcher pour la première fois des textes scientifiques. Ce travail, sur un temps long, portant sur un même article réduisait la distance entre les textes et les étudiant.es. Celleux-ci avaient le temps d’apprivoiser, de maîtriser, d’interroger et enfin de s’approprier le texte par sa restitution illustrée. Les étudiant.e.s ont ainsi acquis des savoirs, mobilisé leurs connaissances, et utilisé leurs esprits critiques en faisant ce travail de transmission.
La qualité des productions témoigne de l’envie des étudiant.e.s d’apprendre autre chose et surtout d’apprendre différemment ; d’être acteur.e.s de leurs cours et de pouvoir s’exprimer dans des espaces bienveillants.

Extraits des auto-evaluations 7 :

« Lors de ce cours j’ai apprécié l’aspect participatif qui m’a fait prendre conscience de la diversité des goûts de chacun.e en matière de BD, une diversité également valable pour les bandes-dessinées elles-mêmes, un support se révélant plus riche qu’il n’y parait.
Concernant l’ambiance générale d’apprentissage, en se dirigeant vers des bouts de texte, j’avais l’impression d’amputer le texte, de le rendre moins compréhensible. Ne serait-ce pas un sacrilège de couper un texte scientifique ? Mais finalement il s’agit d’un moyen de désacraliser un savoir. Mais, est-ce un bon moyen d’apprendre ? Je ne me souviens pas avoir retenu les textes abordés pendant les séances, mais les images oui. La création de la BD avec mes camarades m’a permis de mobiliser mes connaissances. Avoir la volonté d’expliquer un concept, c’est devoir se remettre en question et se demander si, soi-même, on l’a bien assimilé. C’est tout le travail en amont que font certains professeurs que j’ai découverts, la façon dont un cours est construit est finalement assez similaire à celle d’une réflexion personnelle ».

« Lors des séances d’épistémologie de la géographie ma première remarque réside dans le fait que nous avons évolué dans un environnement sensiblement différent de ceux que nous avons l’habitude de rencontrer jusqu’à présent dans notre cursus ».

« Changer l’usage de la salle de classe pour comprendre les rapports de dominations qu’elle induit a été très important. Le fait d’être dans la salle de classe mais de ne pas l’utiliser comme nous en avons l’habitude m’a poussé à me demander comment j’occupe d’habitude l’espace. J’ai ressenti une sorte de gêne dans le groupe car les élèves n’ont pas l’habitude de se mettre en avant. Dès le début, tout le monde savait que cette classe est un espace de liberté unique dans le programme ».

« Lorsque l’on désire enseigner un cours critique, il est nécessaire de mettre en place un cadre de travail paisible et sûr pour éviter toutes tensions ».

« J’ai beaucoup apprécié la diffusion de musique pendant les cours. J’ai pu oublier un moment que j’étais à l’université avec l’impression d’être dans un espace de travail plus dynamique ».

« Durant l’une des séances de TD, le fait d’écouter de la musique m’a perturbé et je n’ai pas aimé cette méthode. Je n’arrivais pas à me concentrer sur mon travail. Je n’ai toujours pas compris l’utilité ».

« Ainsi, le fait est, qu’être encouragé à tisser des relations, aussi bien entre élèves qu’avec son professeur permet incontestablement de casser cette « barrière » psychologique que l’on croit bien souvent infranchissable ».

« L’investissement presque personnel du professeur dans ce cours et sa méthode d’enseignement m’a permis de ressentir un réel confort de travail que je n’avais que rarement connu dans ma scolarité ».

« Une des phrases qui m’a marqué est celle de bell hooks qui dit  » De même qu’il peut être difficile pour les professeurs de mettre à distance leurs paradigmes, cela est également difficile pour les étudiants. » De plus cette auteure explique bien le principe de  » communauté d’apprentissage critique  » en travaillant le cadre de conception du cours. Son but ici est la mise en confiance de l’individu ainsi que le développement du sentiment de sécurité ».

« Les premiers temps, je me suis dit que la méthode de notre prof était un peu bizarre. Mais par la suite, j’ai compris que chaque geste comptait, chaque mot ou signe influence réellement la façon dont le savoir et la légitimité se passe d’un individu à un autre ».

« Pendant les séances, nous avons abordé plusieurs thématiques. J’ai eu l’occasion de découvrir ce qu’est l’épistémologie ainsi que d’enrichir mon parcours d’architecture et le design d’espace. Avant ce cours, je pensais que l’architecture est le seul savoir correct et logique qui ne changera jamais. Mais cette idée ne fait plus partie de mon dictionnaire de savoir ».

« Cependant, j’aurais souhaité qu’on puisse être un peu plus orienté dans la réalisation de cette BD. On aurait pu très bien envisagé une séance pratique, celle-ci aurait consisté en l’apprentissage d’une méthodologie spécifique appliqué à la thématique de la BD (Formats, cadrages, typologies) ».

« Personnellement, j’ai eu un peu de mal à visualiser comment les séances allaient se dérouler et comment nous allions réussir à mélanger l’art de la BD avec les différents courants géographique ».

« Pour ma part, étant un homme noir, j’ai été particulièrement intéressé, en plus de me sentir concerné, par la séance dans laquelle on évoquait la question des privilèges car j’ai appris grâce à cette bande dessinée que les personnes bénéficiant de ces privilèges ne les revendiquaient pas forcément. Certains n’étaient même pas au courant qu’existaient ces privilèges ».

« Désormais, lorsque je pense à l’accessibilité du savoir, je me remémore le moment où vous avez enjambé toutes les tables en chaussettes afin de dispatcher les textes à travers la salle ; ce qui m’a au passage fait beaucoup rire. Par ailleurs, j’ai appris que le groupe d’Émilie Viney avait jeté des avions en papier avec les textes. J’ai trouvé que c’était aussi une bonne méthode ».

« Dans ce TD, il me semble qu’on a pu par des méthodes non-académiques (appropriation d’une salle d’étude, dessin au mur, découpage de texte scientifique et transmission entre élève de « savoir », écoute de musique …) mettre en évidence qu’il n’y pas qu’un moyen de transmettre le savoir, que la manière traditionnelle de le faire coupe l’élève d’une mine d’informations que sont ses camarades avec une transmission unilatérale du professeur à la classe ».

« D’un point de vue plus personnel, le déroulement du cours a été pour moi une véritable source de réflexion. En effet, le fait de bouleverser les normes associées à l’autorité enseignante, par le biais de l’appropriation de l’espace (monter sur les tables, mettre des étudiants à la place de l’enseignant) m’a fait réaliser qu’aucun de nos rapports avec autrui n’est neutre, de même que notre rapport à l’espace n’est pas neutre. Ceci a permis également de réaliser que nombre de choses que l’on fait par habitude, sans s’en rendre compte, peuvent être une participation passive à des principes auxquels nous n’adhérons pas forcément et que la manière dont le savoir est représenté et dont il est transmis n’est jamais impartiale ».

« Je trouve louable votre intention de créer une communauté de travail bienveillante, conformément à la notion de « classe transformatrice ». Sachez que je partage votre souci de créer une ambiance accueillante et respectueuse des personnes. En revanche, je ne suis pas d’accord avec vous, ni sur l’écriture inclusive, ni sur la notion du « privilège d’être blanc ». (…) Pour conclure, je tiens à souligner l’intérêt du travail sur la bande dessinée. Vous l’aurez compris, je ne partage pas toutes vos opinions ».

« Un cours sans chaussures, post-its sur les murs, exercices avec de la musique, profs invité.e.s, faire une BD ! La surprise de chaque cours était une raison d’excitation et un intérêt pour moi ».

« Le processus créatif, pour trouver une thématique ainsi que pour résoudre les différents  » challenges  » rencontrés sur notre chemin, nous à fait remarquer les qualités de chacun d’entre-nous ; nous étions une Algérienne, trois Français et moi-même. Nous avons tous notre façon de penser, nos personnalités, nos points forts et faibles. Comme c’est la première fois que je fais des études en France, ce dynamisme et ces échanges avec les autres étudiants m’ont aidé à comprendre leur façon de penser et de voir les choses ainsi que la manière avec laquelle me faire comprendre dans le contexte français ».

En guise de conclusion

Les savoirs militants ont vocation à être ramassés, touchés, modulés puis assemblés en bouquets à transmettre, dans une dynamique virale de contamination à l’engagement. C’est cela que nous souhaitons arriver à faire car

« Nous revendiquons la production d’un savoir qui libère, et permet l’émancipation de tou.te.s parce qu’il est le fruit de l’analyse de nos conditions matérielles respectives, de nos trajectoires, de nos histoires sociales et politiques ainsi que des oppressions que l’on a subies ou dont nous avons été témoins » (Collectif, 2016, p. 137).

Les expérimentations pédagogiques que nous avons développées jusque là sont simplement le début d’une aventure et continuer dans ces directions nécessite beaucoup d’énergie. La force nécessaire, pour exister et durer dans le temps, doit être nourrie. Nous ne pensons cela possible qu’à l’intérieur d’une dimension collective. Construire une toile de protection autour de nous implique d’intégrer nos émotions et nos affects comme des éléments consubstantiels au travail quotidien. Cela suppose aussi d’assumer et de revendiquer le fait d’être à la marge du milieu institutionnel académique. Pour partager nos expériences, nos ressentis et nos approches, pour se renforcer mutuellement, pour créer des alliances et des complicités, nous avons créé la brigade SCRUM (Sorcières pour un Changement Radical de l’Université Merdique).

Nous revendiquons notre positionnement dans les interstices.
Nous avons renoncé au consensus, à la légitimité, à l’acceptation.

Nous voulons vivre la liberté et la créativité d’habiter la marge.
Nous ne partageons pas la pédagogie de nos collègues et refusons de nous laisser paralyser par la peur de prendre d’autres voies.

Il s’agit de partir de son positionnement pour mobiliser ses privilèges et venir nourrir l’espace que l’on a créé, car « être dans la marge, c’est faire partie d’un tout, mais en dehors de l’élément principal » (bell hooks 1984, 2017, p. 59).

Nous nous consolidons face à la peur en tissant la toile du care et en prônant l’intégration d’une éthique du care à la production de connaissances académiques.
Nous créons des alliances entre enseignant.e.s et des complicités avec les étudiant.e.s.
Nous entrons en résistances.

Résistances aux normes scientifiques académiques imposées dans l’enseignement, dans la méthodologie de la recherche, dans les supports de diffusion du savoir scientifique ; résistances à l’élitisme du savoir qui s’exprime dans le langage et ses différentes formes et qui rend le savoir inaccessible et frustrant pour qui ne dispose pas de tous les outils de décodage d’un texte scientifique ; résistances au système de notation et de sélection qui s’avère être violent sans permettre aux étudiant.e.s de développer esprit critique et créativité ; résistances aux modalités verticales d’échange qui empêchent tout dialogue et co-construction des savoirs.

« En paraphrasant Freire, nous parlons d’une éducation qui soit capable de visibiliser les inégalités, de prendre conscience d’elles, de rompre avec les mécanismes de leur normalisation et de créer, de générer et de construire des alternatives d’action. Dans ces termes, une éducation comme pratique de liberté se définit également comme féministe dans la mesure où elle transforme et appuie les relations sociales, humaines, pour l’égalité et la justice sociale » (Martinez Martin, 2016).

Introduire dans la salle de classe l’éthique du care, les pratiques militantes, visibiliser les rapports de dominations, en commençant par celles qui existent à l’intérieur de l’espace académique, parler de race, de genre, de classe en intégrant les vécus contribuent à résister à la production de subjectivités basées sur l’idée de la réussite et de la compétition, à l’éducation à l’assujettissement, à hackerer le système de reproduction du néoliberalisme que l’université se propose d’être.
Notre travail dans les interstices vise à contribuer à la construction d’une communauté imaginée d’enseignant.e.s engagé.e.s dans une transmission des savoirs centrés sur l’empuissement plutôt que sur le pouvoir, sur la bienveillance plutôt que sur l’autorité.
Pour cette raison, nous avons commencé à traduire nos expériences en conférences performatives. Porter les éléments de la performance et les codes de l’art à l’intérieur du dispositif universitaire de la conférence signifie créer des supports de transmission du savoir qui se revendiquent comme hybrides. La musique, le déplacement de nos corps dans l’espace, les récits de nos vécus, la nudité, contribuent à l’action d’hackerage de l’institution à partir de l’hacking des dispositifs qui la reproduisent. Cela fait partie aussi de notre processus d’empouvoirement au moment que nous sortons de l’injonction à nous exprimer que sur le papier imprimé. En réaction à la division entre théorie/pratique, milieu académique/milieu militante, universitaire/artiste, notre intention est de rompre ces dichotomies en visibilisant le fait que des universitaires, assignées à la production de la « théorie », peuvent produire des performances et que, au même titre, les performeuses produisent aussi de la « théorie ».
Nos performances impliquent la coprésence physique et volontaire des membres de la brigade SCRUM, performeur.e.s, chercheur.e.s, artistes, qui produisent un savoir performé et revendiqué comme légitime dans le champ de la recherche académique.
Les conférences performatives permettent aussi de créer des espaces interstitiels où l’interaction entre les personnes présentes, de fait, crée un nouveau terrain de recherche. La performance se nourrit alors de la performance même, en devenant des performances-recherche toujours en cours de création, d’élaboration. Elles sont processuelles, leur intégrité dépend de la coprésence physique de l’ensemble des performeur.se.s-chercheur.e.s volontaires qui ne sont pas remplaçables. De cette façon, les conférences performatives de SCRUM ont une géométrie variable.
Nous souhaitons que la création d’espaces actés à “ transmettre les savoirs sans créer des pouvoirs ” (Primo Moroni; cit in Silvia Corti 2018) soit possible. C’est aussi une façon de se sentir moins seul.e.s, une façon de contribuer à sortir de la frustration que le travail dans les institutions d’enseignement (en particulier l’université) provoque en beaucoup de personnes féministes, militantes et engagées, pour continuer à rêver collectivement qu’une autre université est possible.

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  1. En suivant la pensée de Cha Prieur (2015), nous préférons ne pas utiliser le terme safe ; safer non plus car ces termes alimentent l’illusion qu’il peut exister des espaces qui peuvent être exonérés de tous les mécanismes de pouvoir et domination qui régissent les rapports sociaux. Cha Prieur parle d’espaces bienveillants pour leur redonner la dimension de co-construction des lieux par les personnes qui se mettent en relation avec. La prise de conscience de la dimension relationnelle et temporelle des espaces permet de penser les lieux comme « temporairement » re-signifié par les personnes qui les traversent.[]
  2. Pendant les mouvements étudiants (printemps 2018), nous avons reçu de nombreux messages de nos collègues nous invitant à être solidaires avec elles/eux alors même qu’elles/ils ne soutenaient pas le mouvement étudiant et appelaient à l’intervention des CRS. Se désolidariser des étudiant.e.s était demandé pour pouvoir construire l’image à l’extérieur d’un corps enseignant soudé.[]
  3. L’épistémé dominante se fonde sur un discours qui conçoit la science comme permettant l’accès à l’objectivité et la neutralité, à l’édification de vérité, qui plonge alors tout autre discours alternatif dans l’illégitimité de principes.[]
  4. En septembre 2013 Rachele est entrée à l’université comme maître de conférence. Cha Prieur, féministe et militant.e queer était à l’époque doctorant.e et enseignant.e dans la même université. Un travail conjoint s’est mis en place, accompagné par une réflexion permanente sur les rapports de pouvoir et de dominations dans lesquels nous étions imbriqué.e.s en tant qu’enseignant.e.s. En même temps, nous vivions au quotidien le mépris de beaucoup de nos collègues au regard de notre positionnement féministe et notre appartenance visible et revendiquée à une minorité sexuelle et de classe. Nous avons alors commencé à comprendre que partager notre condition et notre positionnement minoritaire dans la salle de classe avec les étudiant.e.s pouvait contribuer à questionner les rapports de force et à nuancer l’image de l’enseignant.e comme incarnant tous les catégories dominantes. Notre groupe a toujours été à géométrie variable, des personnes sont parties, d’autres sont arrivées, mais nous n’avons jamais arrêté de réfléchir à l’élaboration toujours plus structurée d’une pédagogie engagée.[]
  5. Zone Autonome Temporaire.[]
  6. « Méthode de lecture collective issue de la culture ouvrière (cercle ouvrier) puis réutilisée par les praticiens de l’entrainement mental pendant la seconde guerre mondiale par des résistants (autour de Dumazedier), diffusée plus largement par Peuple et Culture, mouvement d’éducation populaire, à partir des années 1950 ». http://la-trouvaille.org/arpentage/ – (dernier accès 07/11/2019[]
  7. Chaque étudiant.e en TD doit être noté.e par deux notes qui font moyenne. Cette moyenne sera partie de la note finale. Pour impliquer les étudiant.e.s et pour dépasser le processus violent de la notation souvent incompréhensible, nous avons opté pour l’auto-évaluation. Le critère de la note est donc devenu leur capacité à exercer un regard critique sur le cours, sur la dynamique du groupe et sur leur implication individuelle.[]
 

Curriculum Vitae

Maïa Izzo-Foulquier
Performance filmée, 2017

Pratiques ninja, un art de la diplomatie

Ann Guillaume
2018 - Suivi d’un entretien réalisé en juillet 2019.
 

Ce discours comporte quelques références à des royaumes combattants. On ignore exactement qui ils sont et comment ils sont arrivés là.

La guerre est d’une importance vitale pour l’État. Elle appartient au domaine de la vie et de la mort. La conservation ou la perte de l’empire en dépendent. Ne pas faire de sérieuses réflexions sur ce qui le concerne serait faire preuve d’une coupable indifférence.

Le ninja est connu pour ses missions d’infiltration. En mission, le ninja prépare son itinéraire grâce à un repérage sur le terrain, il note les endroits les mieux protégés et les mieux défendus par l’ennemi, les endroits où se cacher, les angles morts, qui lui permettront de se dissimuler pour s’infiltrer ou, le cas échéant, pour disparaître rapidement. Celui qui commence son apprentissage le fait par l’engagement.

Dans le premier volume de La Droiture de l’esprit, il est expliqué que ceux qui veulent apprendre à être un ninja ne doivent pas utiliser cet art pour leur intérêt personnel, et que, si l’on possède la droiture de l’esprit, on réussira à s’infiltrer partout.

Le ninja se fond donc dans son environnement en l’imitant parfaitement, même forme, même couleur. Ce type de mimétisme, ce camouflage, influence même la façon qu’il a de se mouvoir, de parler, de vivre… Mais pourquoi vouloir passer totalement inaperçu ? Armé de patience, de savoir-faire, il passe incognito afin de développer sa principale qualité : le sens de l’observation, en vue d’effectuer une attaque furtive ou frontale, le shinobi ou ninja se livre donc à l’espionnage pour rassembler discrètement un maximum d’informations.

Nous parlons d’un art qui n’est pas simple à déceler, le situer n’est pas chose aisée puisqu’il prend la forme de sa technique et inversement. Cet art se joue de l’invisibilité, il ne se montre pas avec force et autorité, cet art assure qu’il est un épiphénomène plutôt qu’un point de commencement dans l’Histoire, il cherche à faire naître une « anomalie merveilleuse », qui se cache dans les plis les plus secrets du temps et des lieux. Cet art ne naît pas du désir de maîtriser le monde mais de s’y impliquer. Imprévisible, aléatoire, il est capable de se défiler en une seconde, il est un presque-rien, il échappe à la connaissance tout en inventant de nouveaux savoirs. Indiscipliné, inégal, irrégulier, en mouvement, cherchant à se faufiler là où il n’y a pas de règle, il a été vu aussi bien au détour d’un mot, d’un lieu, d’une discipline, d’une époque que d’une ligne.

Confucius disait que nul n’a besoin d’être reconnu, en revanche ne pas reconnaître autrui est néfaste. Briller ou disparaître, ou comment cet art peut agir dans l’existant, en temps réel ?

Le ninja attend le bon moment pour mettre en œuvre son plan d’action. L’idéal est de profiter des conditions atmosphériques favorables pour lui. Un temps pluvieux et venteux permet d’atténuer le bruit de ses pas, couvrir les sons éventuels qu’implique son action. L’acquisition du renseignement a toujours été un domaine crucial de la stratégie militaire, il n’est pas possible d’acquérir ces informations préalables par une comparaison, par une spéculation purement théorique, ou par divination.

Un shinobi de haut niveau qui sait conspirer avec talent, cacher avant toute chose sa vraie nature, est un shinobi talentueux (sa sagesse est immense comme le ciel).

Conscient que rien n’est immuable, qu’il n’y a ni début ni fin, tout est changement et transformation, il s’adapte en toutes circonstances aussi naturellement qu’une bille roulant sur un plateau.

Posséder l’art de ranger les troupes, connaître les différents chemins, ne pas
dédaigner entrer dans un détail, et se mettre au fait de chacun d’eux, en particulier. Tout cela ensemble forme un corps de discipline dont la connaissance pratique ne doit point échapper à la sagacité ni aux attentions de l’art ninja.

Mais attention ! Observer et infiltrer comportent de hauts risques et nécessitent avant tout d’avoir le cœur bien accroché, d’avoir l’esprit semblable à la lame d’un sabre, solide et aiguisée. Il est nécessaire, à la manière du « faucon dans la forêt profonde, ou du poisson dans les abysses », d’agir modestement et sans laisser de traces, aucunes.
Pour le faire bien, il faut laisser derrière nous, les pratiques utilitaristes, lesquelles dominent depuis trop longtemps.

Vous donc que le choix du prince a placé à la tête des armées, jetez les fondements de votre science. La victoire suivra partout vos pas : vous n’éprouverez au contraire que les plus honteuses défaites si, par ignorance ou par présomption, vous venez à les omettre ou à les rejeter. Parmi les princes qui gouvernent le monde, celui qui a le plus de doctrine et de vertu donne, reçoit et rend. Un paysage voit alors le jour. Nous y détectons des expériences neuves et partageables.

L’invisibilité est donc un moyen pour atteindre la lisière de toutes les surfaces.
Considérer l’environnement, le milieu et sa capacité ou non à accueillir quelque chose de neuf, exercer une influence, prendre part donnent une belle occasion pour façonner le commun. Le commun ne nous précède pas, il est plutôt le fruit d’une association prête à former un champ d’expérience renouvelé, un lieu de pluralisation indéfini.

La méthode ninja, d’investigation, d’enquête, implique enfin une forme d’observation participante. Et c’est bien parce qu’on n’observe jamais ce qu’on s’attend à voir qu’elle est essentielle. Ne perdons pas de vue que l’espionnage, l’observation, la reconnaissance et l’analyse tendent toujours vers l’action. Comme une sorte de laboratoire social, ayant pour objectif d’étudier les transformations des milieux afin de dessiner de nouvelles relations entre les choses du monde. Souvenez-vous de ce chemin esquissé il y a longtemps maintenant, qui, décrivait un art permettant une augmentation qualitative de la vie humaine. Qu’en est-il aujourd’hui ? Faire de la vie quotidienne son sujet, partir de l’existant, être en communion avec le terrain, en immersion totale permet dans le meilleur des cas de donner aux choses la possibilité de se transformer, de provoquer l’ordre établi de la société.

L’esprit du don se met alors en place, une société s’invente. Cette pratique n’aurait-elle pas comme projet de reconnaître, de donner de l’attention tout simplement ?

La reconnaissance commence toujours par un geste qui consiste à avancer vers l’autre quelque chose, soi-même dans notre cas. L’initiative du don est une revendication d’autonomie et de liberté favorisant la circulation de l’imaginaire. Le don constitue une forme concrète, permettant d’alimenter une forme de solidarité et de responsabilité pour la justice et le bien commun. Et si la pratique ninja inventait réellement l’instauration de nouveaux rapports sociaux ?
Toutes ces différentes mises en situation font émerger des récits, des représentations.

Heuristiques, ces forces tectoniques en action permettent alors de faire de nouvelles découvertes dans différents champs. Tout peut enfin désormais s’envisager. Parce que le ninja a tiré ses ficelles de l’ombre, qu’il n’a pas laissé de noms, qu’il a effacé les preuves de son existence, on est en droit d’affirmer la force suprême de son art, donc de son existence. Cette pratique ninja donne lieu alors à un art qui, parce qu’il n’a pas d’existence entendue ou spécifique, est paradoxalement ce qui permet d’obtenir des effets dans le réel. La stratégie ninja lui confère un rôle d’éclaireur, tel est donc le privilège du ninja. Qui n’aimerait pas maîtriser tous ces paramètres afin, comme le ninja, de servir de guide aux troupes régulières ?

Le ninja ou le shinobi sont des termes qui désignent une catégorie d’espions au Japon. Actifs du XIVe jusqu’au XVIIe siècle, ces guerriers utilisaient des méthodes cachées de guerre non conventionnelles, ce qui leur a valu la critique de la caste des samouraïs. Le texte qui concerne l’art des ninjas est inspiré de la littérature de : L’Art de la Guerre de Sun Tzu et de Shoninki : L’authentique manuel des ninja de Natori Masazumi.

Karine Lebrun :
De quelle manière agit le ninja dans ta pratique artistique ?
Ann Guillaume :
On peut dire que la pratique ninja c’est le combat de la visibilité. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette obligation de montrer, de s’exposer…Tout n’a pas besoin d’être vu pour être effectif !
La figure du ninja permet de mettre en retrait, de me mettre en retrait. Je cherche à provoquer les effets de ma pratique, pour cela je pars d’un terrain que je dois bien connaître avant d’agir, d’où le lien avec la pratique ninja. Parfois, pour y avoir accès il faut y aller tel un détective, c’est-à-dire à
demi-pas, prudemment, car les sujets peuvent être sensibles. La pratique ninja est donc une forme de méthodologie, qui défait en quelque sorte les règles qui, jusque-là, régissent les fonctions des uns et des autres. Qu’est-ce qu’un artiste ? À quoi servons-nous ? À qui s’adressons-nous ? La pratique ninja se veut de « réformer » nos habitudes, qui ont cruellement besoin d’être re-questionnées.

La pratique ninja s’immisce dans des problématiques sociales et politiques, dans la chose publique, ce qui pose la question de qu’est-ce qui nous tient ensemble ? Qu’est-ce qu’un problème public et pourquoi travailler à partir de lui ? Le problème public revisite les pratiques de la gouvernance collective, du vivre ensemble, de ce qui nous concerne toutes et tous. Les problèmes publics proviennent donc de la sphère publique, ils appartiennent à un schéma établi, à des habitudes, à un imaginaire bien ancré. Quand l’art travaille à partir d’un problème public, il met autant en avant ce que nous avons en commun que ce que nous pourrions/devrions tenter de construire en commun par sa capacité à travailler en collectif. On voit alors apparaitre une œuvre qui s’écrit en co-création entre artistes, acteurs locaux et partenaires. L’enjeu est bien celui-ci, de transformer, d’impliquer toutes sortes de publics, et ce depuis le début du processus créatif. La pratique artistique, qui est valorisée ici et qui emploie la stratégie ninja, défend en définitive l’idée qu’il y a autant d’œuvres qu’il y a de récits à transformer, de problématiques diverses et variées et d’individus.

Dès lors qu’il est mis en avant par une pratique collective et circulaire, issue du terrain et d’un problème public, on peut s’attendre à ce que l’art soit en capacité de régénérer des nouveaux imaginaires, des nouveaux récits capables d’agir sur de nouvelles formes de vies sociales.

Je commence toujours par chercher l’écosystème qui le constitue ; les acteurs qui le compose, les frontières urbaines, naturelles qui le délimitent, le vivant qui l’habite, les composantes administratives et politiques, les flux entrant et sortant, les controverses… Autant d’éléments qui attisent ma curiosité et nécessitent parfois un peu de discrétion et beaucoup d’attention. Il me semble donc important de commencer par une immersion afin de concevoir et d’appréhender ce qui anime ce terrain. La pratique ninja est une politique de sensibilisation à l’attention de ce qui constitue un lieu.

Pourquoi et comment est-il nécessaire d’intervenir sur cet écosystème ?
Je me répète sans cesse certaines règles : reformuler plutôt qu’instrumentaliser, inventer les outils médiateurs qui incitent le débat entre plusieurs acteurs et faire en sorte qu’ils puissent, grâce à la formulation et à des représentations, se réapproprier ce qui leur a été enlevé, ce qui s’est perdu, ce qui nécessite d’être ré-établi.

Pourrais-tu donner l’exemple d’un cas concret de stratégie ninja ?
Quand en 2018, je suis entrée en tant que doctorante à la Villa Arson à Nice, j’ai vu qu’il y avait un désenchantement dans la manière de faire des étudiants. Bien sûr, les terrains qui émergent sont très subjectifs, à la Villa Arson, j’ai découvert que nombre de jeunes étudiants ne pensaient pas que l’art pouvait inter-agir avec le réel, ils ne « croyaient » plus en l’art du tout.

Pour questionner le lien que l’art entretient avec la politique, la crise des représentations, la crise écologique, pour revitaliser l’art politique, j’ai dû adapter une manière discrète d’aller à la rencontre des jeunes étudiants, de la pédagogie et de l’histoire des écoles d’art. J’ai inventé une école dans l’école, où comment produire quand on est artiste ne se résout pas à bricoler dans un atelier, mais à s’engager dans le réel avec ses propres outils issus des formes d’art. L’idée était de sortir les étudiants de l’école pour inventer de nouvelles formes de commun situées sur un terrain qui n’est pas nécessairement le leur. Je ne suis pas contre la pédagogie artistique, qui est souvent basée sur la connaissance de la technique, mais je pense simplement qu’on pourrait l’améliorer en instaurant un dialogue entre l’expérience de l’art et le territoire dans lequel elle s’inscrit. Sortir de l’école, c’est redéfinir les échanges avec l’environnement, déplacer ses habitudes et développer des démarches collaboratives qui sont, selon moi, nécessaires aujourd’hui pour oser rêver d’un avenir commun.

Le ninja est une figure trouble qui travaille pour le compte de quelqu’un d’autre.
Ne serait-ce pas là la limite et le paradoxe du ninja ?

La pratique ninja a ses limites et est en effet paradoxale. Oui, il existe un commanditaire chez les ninjas, et si la commande, pour nous artistes, était simplement de rendre visible les besoins, la réalité sociale, économique, écologique, nous passerait commande …

Ma thèse prend plusieurs formes, celle d’un long carnet de recherche, celle d’un film, d’une analyse. Il s’avère que toutes ces formes sont issues d’une enquête qui aura mise au jour comment l’art peut se rendre capable de renouveler la représentation de la nature, nos relations au vivant tout en inventant de nouvelles formes artistiques fondées sur la question de la réciprocité et du don.

On parle de recherche-action-création ou d’arts politiques, parce qu’ils cherchent à mettre en commun une méthodologie partagée, qui permet autant d’explorer les raisons de la crise des représentations que de la résoudre par d’autres formes de relations. L’hypothèse d’I Can Swim Home (film de fiction) est que l’art peut relier les mondes. Il montre trois jeunes artistes qui, comme Ulysse, cherchent des réponses et la force de rentrer chez eux. Laissant derrière eux un héritage dicté par la modernité, ils parviennent enfin à s’apaiser.

Selon les situations, revêts-tu comme le ninja différentes identités pour mieux infiltrer ton terrain ?
Oui, on peut dire ça, car la pratique ninja, favorise un art du décentrement. Je trouve l’idée de l’anonymat intéressante, parce qu’elle permet de revêtir différents rôles en fonction des interlocuteurs, d’être plus attentive. Être artiste c’est autant être un peu scientifique, que journaliste, que politicien …
Le ninja, à la différence de l’artiste, ne se détermine pas « ninja », mais joue le rôle qui lui semble le plus adapté en fonction du contexte à infiltrer. Le nom ou le statut « ninja » n’interfèrent pas dans les actions du ninja et lui assurent ainsi son anonymat, alors que, comme le souligne Jean-Baptiste Farkas, l’artiste partage avec le hacker un « besoin de reconnaissance » et tous deux signent leurs actes.

Peut-être que le nom de l’artiste voire le nom d’artiste font obstacle à la pratique ninja ?
Tout à fait, mais l’art, si on en croit ses définitions les plus folles, se doit d’être capable, d’être multiple et généreux, et prêt à se renouveler à chaque instant.

Le terme « diplomatie », que tu emploies dans le titre de ta proposition, est un terme intéressant à plusieurs égards; il engage des relations politiques avec d’autres personnes et communautés, et il est aussi le terme que Baptiste Morizot déploie pour refondre notre relation au monde, en particulier avec les vivants non-humains.
Pourrais-tu préciser cet art diplomatique ?

La pratique ninja par définition valorise une forme de diplomatie. Impliquant des notions comme celle du care, de l’attachement, du don, de l’attention. La pratique ninja se veut de créer les conditions de faire de l’art un lieu politisé. Un lieu où la diplomatie s’emploie autant aux humains, qu’aux non-humains, qu’aux objets, à l’environnement… Pratiquer un art de terrain, nécessite de prendre en compte tous ces acteurs, comme on l’a dit plus tôt. La pratique ninja fait donc partie de la recherche-action-création, car favorise l’action de se soucier, de prendre en charge, de prendre soin, de répondre au besoin de réciprocité et de solidarité. Il est évident que d’une certaine manière, de manière consciente ou inconsciente, l’art a toujours porté attention à des choses et d’autres qui nécessitaient d’être rendues visibles, mais ici tout particulièrement et consciemment.

Cette manière de faire cherche à se responsabiliser, à se politiser en partant du terrain et en créant des situations appropriées avec comme objectif d’avoir des effets dans le réel. Cette effectivité s’appuie donc sur des jugements qui vont bien au-delà de la conscience individuelle. On peut dire que la diplomatie est issue d’une lutte militante et collective, elle est une pratique généreuse qui convoque de nombreuses entités, rejouées, servant à mettre en vrac nos socles communs de connaissance, nos imaginaires pour les ré-investir.

Changer nos manières de faire, c’est alors redéfinir ce que signifie l’altérité (L’altérité renvoie à ce qui est autre, à ce qui est extérieur à soi). L’altérité est une chance donnée à tout le monde et tout le monde peut la pratiquer. La pratique que je défends est donc d’essayer par le biais de l’art de revisiter ce que signifie coopérer, prendre soin, afin de comprendre et de créer ce que nous pouvons léguer aux générations futures.

 

Funghi Genius Hacker – Du hacking comme propriété des champignons et du monde vivant

Cédric Mong-Hy
2020
 

J’ai mangé des champignons radioactifs, plusieurs fois, à la faveur des étés danois, où j’ai mon coin à moi. Beaucoup de champignons, en fait, sont radioactifs, par exemple certains ont la particularité, comme les laccaires sur lesquels je reviendrai plus tard, d’absorber en masse des isotopes du césium. C’est pourquoi il est conseillé de faire des cueillettes raisonnées de ce genre, mais cela m’arrête rarement : j’ai la fièvre des champignons. Lorsque je ressens l’appel de la forêt, que les exhalaisons subtiles des sous-bois titillent les vestiges de mon organe voméro-nasal, il est arrivé que des proches prennent peur, voyant ma fébrilité et mon obsession. Peut-être est-ce la radioactivité ?!… Il n’empêche qu’il m’arrive régulièrement d’avoir des idées folles en tête à propos de ces créatures qui hantent nos forêts, nos imaginaires, nos plats, notre corps, l’air et les océans, le sous-sol bien sûr…
Les quelques lignes qui suivent sont un survol de ces divagations étranges qui me branchent sur le monde fongique. « Branché », oui, c’est peut-être mon idée de derrière la tête, car je crois que l’univers des champignons n’est pas un règne séparé, c’est un réseau hyperconnecté dans l’enchevêtrement des vivants. À sa façon, le génie fongique est celui du hacking. J’imagine les champignons et les hackers partager beaucoup de choses dans leur mode de vie, dans leurs paradoxes, dans leur façon de se connecter aux autres et aux géants. Les histoires de champignons et les modèles mycologiques que je considère ici très brièvement sont de ces interpénétrations entre ces deux mondes. Et considérée leur nature quasi pirate et leur contribution dans la création et l’entretien des univers
vivants, ils gagneraient certainement à être étudiés de façon approfondie.

Commensalité et ivresse : les origines fongiques de la culture

La plupart des gastronomes savent que le roquefort et le bleu d’Auvergne doivent leur coloration à des moisissures, que le velouté blanc de la croute du camembert est issu du même type de créature, que la blancheur de la peau du saucisson n’est pas due à de la farine mais bien encore à une fonge 1 microscopique ou que le vin et la bière sont à l’instar du pain des produits du champignon unicellulaire qu’est la levure. Étonnante combinaison gustative que cet apéro français si réputé, forgé dans les temps profonds de la mémoire gastronomique et bien plus que cela je dirais : à l’intérieur du passé dilaté dans lequel nous plongeons encore nos hyphes 2.

Les civilisations de l’Homo sapiens sapiens ont commencé à prendre leur réel essor lors du Néolithique, lorsqu’il y a environ douze mille ans nos ancêtres découvrirent l’élevage et l’agriculture. Je rajouterais qu’ils découvrirent aussi la myciculture. Toutefois ils ne la découvrirent pas à la manière des Chinois qui, il y a mille ans déjà, furent les premiers à faire pousser des shiitakes sur du bois mort. L’accès de nos ancêtres préhistoriques à la culture des champignons fut bien plus sourde, bien plus confidentielle et en même temps infiniment plus porteuse.

Nomades, nos aïeux et aïeules un jour s’arrêtèrent de marcher grâce à la clémence du climat ; une période interglaciaire leur montra l’herbe verte et les graminées sauvages, mais était-ce une raison suffisante pour qu’ils cessent leur marche plusieurs fois millénaire ? Qu’est-ce qui motiva cette disruption culturelle ? Aujourd’hui comme hier, les paléoanthropologues et les archéologues répondent : la technologie, et plus précisément la biotechnologie. Contrairement au génie génétique, la biotechnologie est vieille comme la vie, elle se pratique dans une lagune, au creux d’une roche ou dans une gourde en peau de bête. Ainsi dit-on que la meilleure raison d’arrêter le cheminement autour de la planète était la découverte d’une manne 3 suffisamment nourricière et goûtue pour que cela en vaille le coup : en plus du steak de mammouth, la graine de céréale entraina le champs, qui amena le pain quotidien, et voici une humanité pré-biblique prête à accomplir des miracles biscornus.

À cet improbable tableau arcadien 4, il manque évidemment l’élément dionysiaque, car si la levure (Saccharomyces cerevisiae), dite levure de boulanger dans le commerce, était à l’origine du pain, celle-ci était également à la source des fermentations qui nous ont donnés le bonheur des premières gorgées d’alcool, en particulier de bière (cerevisiae faisant référence à la cervoise, l’antique bière d’Astérix l’irréductible). C’est donc à tout le moins cette double innovation gourmande et ivre qui a pu nous distraire de notre vagabondage et nous fixer au sol, quitte à tituber. Nous venions sans le savoir de mettre en culture des champignons qui allaient changer toute notre civilisation et qui allaient même la fonder dans l’exploitation du sol et dans son aplanissement.

Singularité : un milliard d’années de symbiose

J’aime beaucoup cette histoire. Je l’ai intuitionnée dans les forêts avant d’apprendre qu’il s’agissait d’une théorie déjà établie. Mais elle ne me laisse pas tranquille, notamment parce que ce ne fut pas le premier coup d’éclat des champignons dans l’histoire de la vie, que ce ne fut pas la première fois qu’ils s’allièrent de façon singulière avec une autre forme de vie. En effet les champignons furent parmi les premiers êtres vivants à occuper le sol terrestre et la mycologie dominante postule que ce sont eux qui fournirent leurs racines initiales aux algues qui les suivirent 5. La planète Terre a je le rappelle cinq milliards d’années, la vie y a émergé il y a quatre milliards d’années, les champignons naquirent dans l’eau il y a probablement deux milliards et demi d’années et colonisèrent les espaces terrestres il y a un milliard d’années. Ils furent donc là non seulement pour accueillir toute la vie végétale et animale qui ne sortit de l’eau qu’il y a quatre cents millions d’années, surtout ils préparèrent, en pionniers conquérants, les conditions mêmes de toute vie, en premier lieu en tapissant et en digérant les roches volcaniques, les transformant en terre fertile et en nutriments assimilables.

Lorsque le monde végétal commença donc à toucher terre, il était vulnérable et démuni malgré ce substrat, faute de système d’extraction adapté. Des champignons appelés glomales s’associèrent alors aux pseudo-racines des premières plantes terrestres, formant ainsi un système symbiotique extraordinaire qui porte le nom de mycorhize (un mot-valise dont le préfixe « myco- » renvoie au champignon et le suffixe « -rhize » à la racine). Les hyphes du champignon, comme de véritables connecteurs, s’insinuèrent dans les tissus cellulaires du végétal et établirent avec lui un dialogue biochimique mutualiste inédit : les hyphes absorbaient l’eau et les sels minéraux du sol tandis que la plante alimentait le mycélium en glucose grâce à la photosynthèse.

Cette symbiose mycorhizienne est aujourd’hui la règle dans les forêts. C’est d’ailleurs ainsi que ces dernières se construisent et se maintiennent : si la savoureuse girolle ou la mortelle amanite phalloïde ou encore le bolet à beau pied n’étaient pas là pour se brancher aux arbres et par là même les interconnecter, nous n’aurions rien à dire et à savourer des environnements sylvestres, car tout simplement ils n’existeraient pas 6. Ces heureuses capacités symbiotiques des champignons sont longtemps apparues aux yeux des non-spécialistes et même des spécialistes comme le parangon de la coopération naturelle. En la matière, il est sûr qu’il est important de constater que le monde vivant n’est pas inféodé à la pensée darwinienne et qu’en dehors des lois de la compétition et de la dévoration, il existe aussi partout des collaborations réciproques qui révolutionnent nos conceptions dix-neuvièmistes et vingtièmistes des interactions entre les vivants dans la biosphère.

Convivialité et parasitage : « le coup d’État des symbiotes »

Cependant, parallèlement au romantisme et à la biophilie qui président à l’existence et à l’épanouissement des sciences naturelles, il arrive que la recherche de pointe en mycologie nous montre, comme le dit l’étrange diction, que toute chose est égale. Aussi il ne faut pas aujourd’hui avoir peur de dire que la frontière entre symbiose et parasitage est ténue, comme celle entre la coopération et le conflit ; l’allié peut tout aussi bien être le geôlier, ou inversement. C’est le laccaire bicolore, un petit champignon très commun des forêts d’Europe, qui nous l’a appris. Chacun a pu le croiser sous les épicéas, lui ou son cousin, le splendide laccaire améthyste, à la robe évidente. Néanmoins, il est une star des laboratoires davantage que des forêts : bien qu’il soit un comestible de belle couleur, il est surtout le premier champignon mycorhizien dont on a effectué le séquençage génétique complet. En compagnie de chercheurs américains du Tennessee, ce sont les mycologues de l’INRA de Nancy, avec à leur tête Francis Martin, qui analysèrent le génome de Laccaria bicolor et qui dévoilèrent ainsi les ruses inattendues du génie fongique 7.

La symbiose entre ce champignon et les arbres dont sa vie dépend n’en est en effet une que si l’on veut, la ligne de démarcation entre l’entraide et le vol réciproque étant encore une fois mince et poreuse. Le fait est que le laccaire, comme vraisemblablement tous les champignons, reste initialement un parasite potentiel pour l’arbre, donc un ennemi à éliminer : lorsque les hyphes microscopiques entrent donc en contact avec les radicelles, la plante déclenche derechef une réponse immunitaire visant à empêcher l’infection de ses cellules, mais les enzymes totipotentes du champignon sont capables d’inhiber cette défense moléculaire et, malgré la première et entière contrariété de l’arbre, d’établir avec lui une relation d’échange où chacun, à la fin, est gagnant. Les fines racines de l’arbre sont ainsi pénétrées et encapuchonnées de façon spécifique par les hyphes, de telle façon que se forme un continuum qui assure l’existence de chacun de la façon la plus adéquate.

Les détails intimes et guerriers de ce commerce mycorhizien incitèrent Martin à parler du « coup d’État » 8 des champignons. Cette métaphore étatique est bien sûr lourde de sens : face au géant qu’est l’arbre, le laccaire est a priori un individu minuscule et négligeable, « une singularité quelconque »9 comme dirait Giorgio Agamben, pourtant il est capable de forcer le géant à la mise en place d’un mode de vie pourvoyeur d’une satisfaction réciproque. Le champignon, après tout, n’est-il pas l’ancêtre ? Il sait ce dont il a besoin et ce dont l’arbre et la forêt ont besoin. Il connaît les bases du système biologique, puisqu’il en est pour ainsi dire simultanément l’un des composés et des architectes majeurs, c’est pourquoi il sait si bien le hacker et le rendre convivial grâce à la pertinence et à la puissance de ses outils biotechnologiques.

Ivan Illich disait qu’était « conviviale » une société où l’outil n’était pas une fin en soi mais une mesure relationnelle propre à créer de l’être-ensemble 10. La vie sociale des champignons et des plantes peut donc aisément recevoir ce qualificatif, mais à la condition que la lutte soit première et qu’il faille convaincre l’arbre du bien-fondé de la pleine réciprocité de la relation. Cette persuasion devait avoir une forme de violence car telle est la topologie des biotopes forestiers, et peut-être de toute la biosphère : plus qu’ailleurs, la verticalité colossale des géants doit tout aux apparentes « singularités quelconques » de l’horizontalité mycorhizomatique qui fait lien et nœud entre les vivants.

Symbiopoïèse, sociogenèse et omnibiose : l’enchevêtrement des vivants

« Coup d’État » pour la symbiose, pour la vie dans son ensemble, pour son pluriel même : pourquoi parle-t-on toujours de la vie au singulier ? James Lovelock n’eut droit qu’à des railleries de la part de ses confrères biologistes lorsqu’il proposa l’hypothèse Gaïa, selon laquelle la vie sur Terre est un organisme unique, une omnibiose planétaire 11. Il n’en reste pas moins qu’à l’heure où l’idée de l’unité du vivant est de plus en plus évidente et intégrée, de telles visions de la biosphère nous confondent et nous ramènent à la petite école pour tout réapprendre de ce que l’on a appelé « la vie ».

Nous sommes à l’âge d’or de l’individualisme, du néo-darwinisme social et de l’autopoïèse, autant de composants de l’obscène anthropocène qui rendent difficile l’appréhension d’une vraie cybernétique des vivants, c’est-à-dire d’une théorie comprenant un système biologique qui, dans son fondement même, n’existerait que par ses interrelations, et non pas par l’isolement des êtres en règne, famille, genre, espèce, individu… Heureusement, la mycologie a contribué à forger le concept de « symbiopoïèse », un concept à même de reconsidérer toutes les relations vivantes au sein de la nature : « La quasi totalité des développements peuvent être considérés comme des symbioses. Par l’idée de symbiose, nous faisons référence à la capacité des cellules d’une espèce à assister le développement normal du corps d’une autre espèce. 12» Ainsi, si nous pensions être seul, enfermé dans un agrégat de solitudes en compétition, si nous avions foi en la puissance de l’auto-création des choses, il nous faudrait désormais réexaminer l’enchevêtrement des auto-organisations et donc nous « reconvertir » car, disent les écologues, « […] de plus en plus, la symbiose apparaît être la « règle » et non pas l’exception […]. La nature pourrait bien sélectionner des « relations » bien plus que des individus ou des génomes. 13» C’est sans doute une biologie encore aveugle qui a désigné l’isolement des êtres vivants dans leur membrane ou dans leur groupe. Une biologie borgne peut peut-être voir aujourd’hui des interactions insoupçonnées, des liaisons si subtiles et si omniprésentes qu’elles ont échappé jusqu’ici à nos regards inattentifs, à nos gros doigts et à nos cerveaux crispés. La considération qui commence à être donnée aux champignons est le reflet de cette volonté de réévaluation de ce que nous croyions savoir sur la notion de vie.

Je crois même – je redis mon idée de derrière la tête – que l’univers des champignons n’est pas un règne séparé, c’est un réseau hyperconnecté dans l’enchevêtrement des vivants. Il est de plus en plus évident que les champignons ne font pas que se brancher aux arbres, ils interconnectent aussi beaucoup d’autres êtres. Nous savons à présent qu’ils sont partout, qu’ils vivent dans tous les biotopes et qu’ils sont extrêmophiles : on les trouve dans les prés et les jardins, mais on les observe tout aussi bien dans les déserts, dans les abysses ou dans les profondeurs du manteau terrestre. Ils sont également dans les corps des autres êtres vivants, chaque jour dans les entrailles humaines ou animales, on découvre de nouvelles espèces de champignons, dont beaucoup sont en symbiose avec nos organes et sont indispensables à notre santé. Un corps humain adulte de taille et de corpulence moyennes possède à l’intérieur de son ventre environ trois kilogrammes de faune, de flore et de fonge symbiotiques, de quoi défaire à tout jamais le concept d’« individu », car l’individu est de fait divisible en une multitude d’êtres ; il est, à lui qui se croyait seul, une population 14. Katherine Ball, une artiste mycophile, aime s’en réclamer : « Katherine Ball est un habitat pour champignons et bactéries localisé sur la planète Terre. Se mouvant ensemble en symbiose, comme les vagues font océan en se mouvant, ils pratiquent l’art de vivre sur une planète endommagée. 15» Éliminant toute subjectivité ostentatoire, l’artiste se présente à la troisième personne du singulier, elle n’est pas elle, puisqu’elle est elles et eux, qu’elle est Multiple.

Toute la biosphère est parcourue de ce tissage complexe des formes de vie. « Nul être vivant n’est seul » 16 écrivait Alfred Espinas, l’un des pionniers de la sociologie de la nature. Plus que les autres, les champignons pourraient rendre justice à cette règle et être des créatures omnibiotiques par excellence. Lorsque les algues et les champignons s’associèrent pour donner les premiers lichens et les premières plantes, c’était la nature sociogène de la nature qui agissait. Lorsqu’il y a des millions d’années les champignons développèrent les systèmes mycorhiziens, c’était la nécessité de la survie et du regroupement qui pressait. Lorsque les levures s’immiscèrent dans les vies humaines et qu’elles colonisèrent aussi bien nos intestins que nos comptoirs, c’était le génie relationnel de la fonge qui se manifestait. On pourrait dire que les champignons, partout, fixèrent les vivants au sol : ils fabriquèrent les mycorhizes comme ils fabriquèrent ce que l’on pourrait appeler les « mycanthropes », des branchements symbiotiques spécifiques entre les humains et les champignons.

Super-organisme, intégration et rétro-intégration : web fongique et fourmi champignonniste

C’est une belle histoire encore. Et j’en suis encore moins tranquille. Alors il me faut peut-être dire l’idée de derrière la tête de mon idée de derrière la tête. En étant dans la forêt et en métabolisant ces données dont je rends compte, je me suis en fait posé des questions simples et a priori tout à fait tordues qui se résumaient maladroitement comme ceci : est-ce que ce sont les êtres humains qui ont domestiqué les levures pour les mettre en culture ou est-ce que ce sont les champignons qui ont apprivoisé des humains pour en faire des éleveurs ? Qui pirate qui ? Autrement dit, où commence la symbiose ? Où finit le parasitage ?

Au temps désigné, tous les jours, plusieurs fois par jour, parfois la nuit, je me promène dans la forêt. Un chasseur de champignons il y a quelques années m’a initié en une phrase, une réponse à une question. C’est un peintre, il est originaire de Russie, où l’on trouve de grands amateurs de champignons. Lui-même devait sa passion à son père, anatomiste. Aussi lui demandais-je au cours de l’une des rares chasses qu’il ait consenti à faire avec moi (un chasseur livre rarement ses coins à un autre gourmand) : « Qu’est-ce que tu repères d’abord, la forme ou la couleur des champignons ? » J’imaginais sans doute qu’un genre de déformation professionnelle aurait pu affecter sa façon de les voir. Mais il me dit très modestement et très mystérieusement : « Je ne sais pas… Je connais la forêt, j’ai intégré le réseau… » Après quoi il m’indiqua une direction et un point de rendez-vous, et fila dans le sens opposé. Il ramena ce jour-là et comme d’habitude bien plus de champignons que moi, car il avait, comme il le dit si bien, « intégré le réseau » symbiotique de la forêt. Il savait détecter les « veines » qui se déplaçaient de talus en talus, les nœuds qui se concentraient sous certains types d’arbres, les relâchements saisonniers.

Cette intégration, de ce que je sais des chasseurs et de moi-même, n’est pas que métaphorique, elle a aussi une forme pleine et tenante à la nature de l’omnibiose, donc de la co-existence et de la co-participation des vivants. Pas moins que les cerfs, les sangliers et les limaces, je participais chaque jour à la dissémination de milliards de spores. En échange d’un repas frais et fameux, j’étais un semeur journalier à la solde de mes champignons préférés. Mais encore, qui cuisinait qui ? Qui avait l’autre à son goût ?

Ces questions sont difficiles à formuler parce que d’un point de vue clinique elles sont folles et me rapprochent de la psychose (je crois que des champignons ont envahi mon esprit…). Je me suis cependant senti un peu moins fou lorsque je les ai lues sous une forme très concrète dans un livre du biologiste Edward O. Wilson, spécialiste des fourmis. Le fait est que la myciculture est l’apanage de certains genres de fourmi depuis environ quarante millions d’années 17. Il a ainsi aujourd’hui été décrit deux cents dix espèces de fourmis dites champignonnistes, dont les genres les plus connus sont Atta et Acromyrmex. Craintes par les agriculteurs des régions tropicales des Amériques, ces fourmis exfolient la végétation sur leur passage et transportent les feuilles dans leur nid gigantesque pour en faire de la bouillie, en réalité un substrat dans lequel ils vont inoculer quelques cellules d’un champignon, cousin éloigné du coprin chevelu, le Leucocoprinus gongylophorus. Ce champignon, parfois gros comme une tête humaine, est cultivé, soigné et entretenu par les fourmis dans des cavités spécialement aménagées à ses besoins, soit de vraies champignonnières, et en retour de ces soins, le champignon produit des excroissances, des vacuoles remplies de substances nutritives indispensables à la survie de ces fourmis 18.

Sur une voie tangente, certaines termites élèvent aussi des champignons, mais le cas des fourmis Atta est d’autant plus vertigineux que de ce que l’on sait, leur symbiose immémoriale avec le champignon a modifié leur corps puisqu’elles possèdent un réceptacle interne pour pouvoir le transporter et le transplanter. C’est une vraie chirurgie dans un corps qui n’est limité ni à la fourmilière ni au champignon, mais à ce que Wilson appelle un « super-organisme », aussi s’agit-il d’auto-chirurgie symbiotique. Concluant sur ce cas, Wilson s’épanche : « Grâce à une étape unique de l’évolution, il y a des millions d’années, les fourmis ont capturé un champignon, l’ont incorporé au super-organisme, et ont ainsi acquis l’aptitude à digérer les feuilles. Ou peut-être la relation s’établit-elle dans l’autre sens : peut-être est-ce le champignon qui captura les fourmis et les utilisa comme une extension mobile pour apporter les feuilles dans les chambres humides souterraines ? 19 »

En effet, qui de qui ? C’est ma question aussi Wilson. Le dédain est trop vite jeté sur l’espèce a priori immobile et non agissante, mais c’est parce qu’on ne mesure pas encore le poids de sa présence ancestrale. On ne pèse pas davantage son génie locomoteur et sa capacité symbiopoïétique : rien ne serait en mouvement si elle n’était pas immobile. Il en est de même pour la fonge dans son entier, cela va sans dire maintenant…

Dans l’impossibilité de conclure : philosopher à l’arc

Alors suis-je un zombie piloté par les champignons, à l’image de la fourmi victime de l’Ophiocordyceps unilateralis ? Ou suis-je encore « moi » si j’entends par ce pronom mou une communauté d’éléments symbiotiques ? Dans quelle mesure le règne fongique a-t-il hacké la biosphère ? Les hackers s’inspireront-ils des travaux en mycologie pour élaborer des stratégies de lutte, de décentralisation, de partage des ressources, etc. ? Les politiques humaines pourraient-elles prendre exemple sur les élégants conflits mycorhiziens ? Les géants étatiques entendront-ils les raisons symbiotiques des « singularités quelconques », des sols et des sous-sols ? Continuerai-je à manger des laccaires radioactifs ?…
Oui, je continuerai à manger des laccaires, en petite quantité, en omelette. Quant au reste, je chasserai et je mangerai pour trouver peut-être un jour. Et je n’ai aucun désespoir car, qu’on le sache, je chasse le champignon à l’arc
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  1. À côté de la flore et de la faune, la fonge qualifie le règne des champignons.[]
  2. « Hyphes » est le nom donné aux excroissances filamenteuses du mycélium qui parcourent le sous-sol afin de rechercher aliments, alliés et habitats. Le mycélium étant lui-même la forme souterraine du champignon.[]
  3. Il a été envisagé que la « Manne » de l’Ancien Testament aurait pu être de nature fongique. Voir François Le Tacon, Jean-Paul Maurice, L’odyssée des champignons, Paris, Quae, 2019, pp. 59-61.[]
  4. L’anthropologue James C. Scott, ancien confrère de Marshall Sahlins et ancien collègue de David Graeber à l’université de Yale avant que ce dernier ne s’en fasse licencier pour son rôle dans Occupy Wall Street, a récemment émis l’idée que la découverte de l’agriculture céréalière n’était en rien le seul argument décidant de la sédentarisation humaine. James C. Scott, Homo Domesticus – Une histoire profonde des premiers États (2017), Paris, La Découverte, 2019.[]
  5. Le Tacon, Maurice, op. cit., pp. 31-36.[]
  6. Lisa Curran, The ecology and evolution of mast-fruiting in Bornean Dipterocarpaceae: A general ectomycorhizal theory, thèse de doctorat, Université de Princeton, 1994, citée par Anna Lowenhaupt Tsing in Le champignon de la fin du monde – Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme (2015), Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La découverte, 2017, p. 213.[]
  7. Francis Martin, « Le laccaire, ami ou ennemi ? », in Sous la forêt – Pour survivre il faut des alliés, Paris, HumenSciences/Humensis, 2019, pp. 121-129.[]
  8. Ibid., p. 128.[]
  9. Giorgio Agamben, La communauté qui vient – Théorie de la singularité quelconque, Paris, Seuil, « Librairie du XXIe siècle », 1990.[]
  10. Ivan Illich, La convivialité, Paris, Seuil, « Points Essais », 1973.[]
  11. James Lovelock, La terre est un être vivant – L’hypothèse Gaïa (1979), Paris, Flammarion, « Champs Sciences », 1993.[]
  12. Scott Gilbert et alii, « Symbiosis as a source of selectable epigenetic variation : talking the heat for the big guy », Philosophical Transactions of the Royal Society B, n° 365, 2010, p. 673, cités par Tsing, in op. cit., p. 218.[]
  13. S. Gilbert et David Epel, Ecological Developmental Biology, Sinauer, Sunderland, MA, 2008, pp. 672-673, cités par Tsing, in op. cit., p. 219.[]
  14. La biologiste Lynn Margulis, en s’appuyant sur les recherches de son confrère Lovelock, finit par montrer à la communauté scientifique et aussi au grand public l’importance fondamentale de ce bio-microcosme. Voir Lynn Margulis et Dorion Sagan, L’univers bactériel (1986), Paris, Seuil, « Points Sciences », 2002.[]
  15. URL : http://katherineball.com/About La traduction de l’anglais, approximative, est de mon fait.[]
  16. Alfred Espinas, Des sociétés animales – Étude de psychologie comparée, New York, G. E. Stechert & Co., 1924, p. 7.[]
  17. Le Tacon, Maurice, op. cit., p. 37.[]
  18. Ibid., pp. 77-78.[]
  19. Edward O. Wilson, Biophilie (1984), Paris, José Corti, « Biophilia », 2012, pp. 54-55.[]
  20. Jean-Paul Curnier, Philosopher à l’arc, Paris, Lignes, 2016.[]
 

Pratiques de braconnage: sur la préhistoire rurale du hacking et braconnages du présent

Stephen Wright
Transcription de la conférence prononcée le 1er octobre 2015 à l’EESAB site de Quimper.
 

Le hacker est une figure, plus particulièrement une catégorie de subjectivité politique, qui m’intéresse depuis longtemps, mais ce qui m’intéresse davantage ce sont les origines du hacker. Curieusement, le hacker semble être l’incarnation même d’une certaine contemporanéité né dans la conscience générale avec la connectivité numérique.
Ce que je propose est de relier le hacker à une figure marginalisée, plus que le hacker, qui est le braconnier, et donc de voir dans la pratique ancestrale du braconnage une préfiguration très précise de ce que nous entendons aujourd’hui par hacking.

Pour ce qui concerne le hacker tout d’abord. Pour l’anglo-saxon que je suis, le mot a peut-être une connotation dont la raisonnance n’est pas la même en français. « Hack » est un vieux mot saxon qui signifie couper à la hache en biais de telle façon que les dégâts sont difficiles à réparer. Ce n’est pas couper net, c’est ouvrir en biais, sans pouvoir fermer la blessure. C’est lier à la définition proposée par Ken Mckenzie Wark qui définit le hack comme une ouverture des vecteurs dans lesquels l’information est tenue en otage.

Dans un esprit post-marxiste, il définit le monde contemporain par deux classes en opposition intrinsèque, ce n’est plus la bourgeoisie qui est propriétaire des moyens de production par rapport au prolétariat qui n’a que sa force de travail à vendre, aujourd’hui la bourgeoisie est remplacée par une autre classe qui est la classe vectoriale qui, comme la bourgeoisie, est propriétaire mais propriétaire des vecteurs. Des vecteurs de communication, logistique, de distribution, de diffusion. C’est à dire des câbles, des pipelines, des systèmes de lancement des satellites etc. L’autre classe n’est plus la classe des prolétaires, et la différence est fondamentale, c’est la classe des hackers. Les hackers travaillent bien sûr pour les classes vectorialistes, mais dans une grande ambiguïté. C’est à dire qu’ils font fonctionner la livraison des informations par vecteurs, mais en même temps ils sont constamment et intrinsèquement désireux d’ouvrir et de libérer cette information, tout ce qui est dans les vecteurs. Et contrairement au prolétariat, la classe des hackers n’est pas un sujet collectif et ne peut pas être unifié, mais est caractérisée par un certain opportunisme individualiste. C’est à la fois sa faiblesse, selon une analyse marxiste, et sa très grande force.

Je ne vais pas commenter le livre de Wark, si vous ne l’avez pas lu, je vous le conseille simplement pour le plaisir de le lire et aussi pour la précision de son analyse. Je voudrais témoigner de mon expérience de lecteur. En le lisant, j’avais l’impression de découvrir non seulement une nouvelle définition du hacker, parce que pour moi j’avais en tête le pirate informatique qui travaille la nuit à voler des informations bancaires des autres internautes, mais ce n’est pas du tout ça, j’avais l’impression de découvrir le hacker que je suis moi aussi. Et de découvrir le vocabulaire que je comprenais, mais qui était légèrement différent, comme si Wark hackait le langage, le lexique, plus exactement, contemporain. Comme si cette crise qui opposait le hacker et la classe vectorialiste pouvait s’éprouver dans un premier temps comme une crise lexicale.

C’est un livre qui se lit de très nombreuses fois avec de nouvelles découvertes à chaque fois. Une des lectures qui m’a immédiatement sautée à l’esprit c’est qu’on pourrait remplacer le mot hacker par toute une série d’autres mots et que le hacker n’est pas forcément une figure extrêmement contemporaine, bien qu’il soit une figure contemporaine aussi, mais quelque chose qui traverserait le temps. Avec la privatisation galopante de tout aujourd’hui, nous sommes face à une situation comparable à la situation de ce mouvement ultra-radical de l’Angleterre du XVIIè s que sont les Bêcheurs, les diggers. Les Bêcheurs sont nés d’un autre mouvement, tout cela n’est pas cité par Wark, mais on peut par exemple remplacer le terme hacker vers une autre lecture de son livre en remplaçant le mot hacker par bêcheur. Je ne sais pas si vous connaissez ce mouvement, mais dans l’Angleterre des Commonwealth à l’époque de la révolution anglaise, il y a eu un mouvement inouï de privatisation ou de clôturer les espaces communaux.

Autrefois, les gens vivaient quelque part et ils vivaient mal, ils étaient pauvres, mais ils pouvaient au moins aller à la chasse, cultiver quelque chose, et tant bien que mal survivre. A l’aube de la révolution industrielle en Angleterre, il y avait un manque de main d’œuvre en ville, c’est à dire ils en avaient besoin pour construire les usines. Ce besoin se faisait sentir et il fallait trouver un moyen pour que les gens arrivent en masse à Manchester et à Londres. La solution était de clôturer les communaux, physiquement de mettre en place des clôtures, mais surtout d’empêcher les gens à vivre là où ils étaient.
Il fallait qu’ils deviennent soit propriétaires, soit locataires, et de préférence en ville. Il y a eu un mouvement de résistance face à cela, une résistance organisée par un activiste de l’époque au nom de Winstanley au nom des Niveleurs. Donc, ils voulaient niveler, comme leur nom de guerre le suggère, ils voulaient niveler les différences pour permettre aux paysans de continuer. Le mouvement s’est radicalisé, s’est divisé, a bifurqué, il y a eu un groupe qui a cherché, comme les sociaux-démocrates aujourd’hui, qui a cherché des compromis avec le pouvoir, et puis un canal vecteur plus radical qui a changé de nom, qui a pris le nom des Bêcheurs. Ils sont carrément allés sur une colline, la colline St Georges, et je connais le nom puisque dans l’imaginaire populaire, l’imaginaire subversif des anglophones, cette colline St Georges et la bataille menée par les Bêcheurs relèvent du folklore véridique mais très puissant. Ils y sont donc allés, très peu au départ, puis rejoints par les paysans chassés de leurs terres, pas tellement chassés de leurs terres, ils se sont plutôt retrouvés entourés de clôtures sans possibilité de subvenir à leurs besoins. Ils sont arrivés par dizaines, ensuite par centaines, et à la fin par milliers pour cultiver la terre et bêcher. Il y a eu donc des rapports envoyés par les forces de l’ordre à Cromwell, très alarmants pour le pouvoir, en disant si ça continue comme ça ils seront bientôt des dizaines de milliers et là nous aurons un vrai problème. Cromwell donne l’ordre de les écraser totalement, de détruire leurs cabanes, d’arracher leurs cultures, et de les tuer, en tout cas de les disperser définitivement. Ce qui a été fait. Mais ce phénomène-là n’a jamais vraiment complètement disparu et tout cela a donné naissance en Angleterre au phénomène braconnier. Ou bien les gens sont allés en ville, ce qu’ils ont fait en masse ou bien, pour continuer à gagner leur vie, ils étaient obligés de braconner.

Alors qu’est-ce que c’est le braconnage ? Le braconnage tout simplement est la chasse qui est interdite par le pouvoir. Je sais qu’aujourd’hui, quand on parle des braconniers, on pense à ces mercenaires au Zimbabwe qui
tuent la faune africaine en voie de disparition, mais il me semble que c’est un détournement intéressé du terme et que, historiquement, et encore dans l’imaginaire populaire, le braconnage n’est pas cela. Le braconnier, sous couvert de la nuit ou à l’ombre de ce qui se passe aux vues des seigneurs, va chasser sa proie, va la ramener de ces terres qui ne lui appartiennent pas en propre vers une autre terre sans jamais signer son œuvre. Je pense que nous sommes tout près de la figure du hacker et nous sommes tout près aussi d’une certaine figure de l’artiste aujourd’hui. Je sais très bien que dans l’économie attentionnelle, l’économie de l’attention qui est incarnée dans le monde de l’art dominant, où les pratiques de captures attentionnelles sont testées avant d’être mises en œuvre, je sais que l’artiste doit être visible, il y a un certain impératif de visibilité, et non seulement visible mais aussi visible que possible. Il y a une idéologie extrêmement puissante dans le monde de l’art de performativité. J’ai même vu dans un certain centre d’art parisien, et pas le moins intelligent, plutôt en vogue certes, mais plutôt connu pour un certain niveau discursif dans ses pratiques, un cycle de conférences qui s’appelle performer la rébellion. Ce qui me semble absolument catastrophique parce qu’on performe au lieu d’être rebelle, au lieu de se rebeller on performe la rébellion. Et cette performativité, qui est devenue aujourd’hui, et là je quitte l’économie réputationnelle, attentionnelle et artistique, dans le capitalisme contemporain la performativité est devenue le mot de capture de plus-value le plus important. Nous sommes constamment « invités », je mets « invités » entre guillemets, à performer nos subjectivités consommatrices, non seulement en tant que consommateur, mais performer cette puissance consommatrice pour qu’elle puisse être capturée par les forces de l’économie attentionnelle. Donc, performativité et capture de plus-value sont aujourd’hui inséparables du capitalisme prédateur.
En quelque sorte qui est pratiquée par la classe vectorialiste, mais qui ressemble à s’y méprendre à ce qui s’est passé dans l’Angleterre du XVIIe s, avec ce système de mise en place des clôtures des communes. Mais, évidemment, le braconnier ne performe jamais son œuvre, il ne l’expose pas, car un braconnier qui performe le braconnage ne braconne plus très longtemps. Tandis que le monde de l’art dominant va nous assommer de performativité comme stratégie soi-disant subversive, en réalité, la performativité n’est rien d’autre qu’une stratégie prédatrice d’expropriation d’énergie et de plus-value. Une autre figure de l’artiste, et donc simplement du travailleur culture se profile, qui pourrait être celle du hacker bien sûr, mais qui pourrait s’enraciner davantage dans l’histoire, qui est la figure du braconnier.

Le braconnier n’est pas seul, le braconnage ressemble, et c’est peut-être simplement la version radicalisée, illégale, d’une autre pratique qui est, elle, tolérée et même encadrée par la loi, par des lois ancestrales et même bibliques, c’est quelque chose qui était évoquée dans l’Ancien Testament, qui est la figure du glaneur. Le glanage ressemble beaucoup au braconnage sauf que ce n’est pas illégal, c’est strictement réglementé. Le glanage est autorisé dès lors que le glaneur ou la glaneuse récupère le fruit ou la récolte une fois que la récolte a été réalisée ou que la récolte a été annulée pour des raisons climatiques ou économiques. Vous avez absolument le droit d’aller sur le terrain de quelqu’un d’autre après la récolte pour récupérer des oignons, des pommes de terre, des pommes, tout ce qui est fruit de la terre. Le propriétaire n’a pas le droit de vous en empêcher. C’est une figure extrêmement importante et je pense que c’est une autre sensibilité artistique qui pourrait faire usage de cette figure-là.

Plusieurs choses que je voudrais ajouter. J’ai parlé de la performativité dans des termes forts et ça peut vous surprendre. Je raconte une anecdote avant de passer au prochain point qui pourrait être un peu surprenant aussi. Il n’y a pas très longtemps, quand j’ai parlé de la performativité et de son usage inflationniste dans le monde de l’art et sa réalité dans le cadre du capitalisme le plus prédateur, à l’Institut international de l’Histoire de l’Art à Paris, il y a eu quelqu’un, un jeune historien de l’art très marqué à gauche, il avait du mal à croire qu’il avait compris. Il croyait, parce que je suis un étranger, qu’il avait compris l’inverse de ce que je voulais dire. Je ne comprends pas parce que vous avez dit que la performativité c’est pas bien, je n’ai pas exactement dit que ce n’était pas bien, j’ai dit que c’était le mode d’expropriation capitalistique le plus pointu aujourd’hui. Je raconte cette anecdote, puisque pour lui et pour le monde de l’art dominant en général, c’est à dire pour l’économie attentionnelle, et là nous sommes en plein cœur de l’idéologie que la figure du braconnier remet en question, il va de soi que la performativité a une valeur contestatrice et subversive, ce que je conteste absolument. Je pense que cette idéologie-là est le contraire de la logique braconnière qui m’intéresse. Tout ça nous permet de braconner quelques évidences dans le monde de l’art, surtout autour du culte de l’événement. Je pense qu’on peut dire sans être contesté que l’art est ponctué d’événements. Comment l’art a-t-il lieu ? Il a lieu sous forme d’expositions ou de publications, de performances etc. Plus encore, je dirais que l’art lui-même se pense comme événement, comme événementiel. On parle de révolution artistique, de rupture de paradigme, des évidences qui circulent comme ça dans les discours autour de l’art.

Nous sommes en confrontation frontale bien que souterraine entre une logique braconnière et une logique événementielle. Penser l’événement comme ça nous oblige de situer l’événement soit confortablement dans le passé, c’est à dire quelque chose que nous pouvons contempler, si nous avons le loisir de regarder vers l’avenir en disant, ah, tiens, en effet, la révolution française constituait une rupture dans la causalité attendue. Ou bien, quelque chose qui aura lieu dans l’avenir, c’est à dire le grand soir, quelque chose que l’on doit attendre, mais quelque chose en tout cas qui n’a jamais lieu au présent et auquel le présent est forcément subordonné. Alors que pour le braconnier, c’est quelque chose qui a toujours lieu au présent et donc qui n’obéit non pas à une logique événementielle mais plutôt à une logique usuelle. Quelque chose qui est d’usage et quelque chose qui est liée au quotidien. Le livre formidable de Michel de Certeau sur la vie quotidienne est un des rares ouvrages savants et relevant de la philosophie qui évoque le braconnage de façon positive. Le braconnier, ce n’est pas quelqu’un qui performe le braconnage, mais quelqu’un qui opère dans la clandestinité affaiblissant délibérément le coefficient de visibilité, autant que faire se peut, pour pouvoir chasser sur ce terrain qui ne lui appartient pas en propre et de ramener sa proie sans pouvoir exposer. Quelle magnifique image d’un artiste aujourd’hui qui se retire de cette économie attentionnelle pour aller braconner à l’ombre, à un moment où chaque année des milliers d’artistes au lieu de chercher à pénétrer cette économie attentionnelle cherchent tout le contraire, et c’est ça qui rend le pouvoir paranoïaque.

Si vous acceptez que nous sommes désormais dans une économie attentionnelle, et certes on peut répondre comme certains cherchent à le faire en parlant d’une écologie de l’attention, parce que l’attention est à ce point solliciter, sur-solliciter, qu’il faut repenser une écologie de l’attention selon certains, mais selon le braconnier, ce n’est pas une écologie de l’attention qui est intéressante, c’est un exode sous couvert de la nuit. Certes, le braconnier est très lié au hacker, et j’ai essayé d’esquisser quelques cousins ou quelques voisinages subjectifs autour de cette figure, mais le braconnier, comme le hacker, comme le glaneur d’ailleurs, est lié à une autre figure, à une autre catégorie de subjectivité politique qui m’intéresse énormément, et qui est une catégorie à double tranchant, et peut-être le braconnier l’est également à certains égards, qui est la catégorie de l’usager. En tant qu’observateur des pratiques artistiques depuis quelques années, je constate que la figure du spectateur, alors que le spectateur est célébré par une certaine idéologie philosophique notamment ici en France, combien d’ouvrages savants lui sont consacrés depuis 5/10 ans, de plus en plus de praticiens se détournent d’un art orienté vers le spectateur vers un art orienté vers l’usager, revendiquant des droits d’usage et ayant une valeur d’usage. L’usager n’est pas simplement confiné dans la sphère esthétique et donc en opposition au spectateur, l’usager est également une figure qui est en opposition frontale à la figure de l’expert dans la sphère épistémique, dans la sphère des connaissances.
Pour l’expert et pour ceux qui cherchent à policer les frontières des disciplines, y compris dans les écoles d’art, y compris dans le monde de l’art, qui se pensent toujours au-delà du système de police, alors que c’est toujours mieux de policer quand les gens pensent qu’ils ne le sont pas, qui est la figure de l’expert, mais pour l’expert, évidemment, l’usager est tout simplement un mésusager, quelqu’un qui ne poursuit que son propre intérêt de façon opportuniste exactement, bien sûr, comme le braconnier. L’usager se pose aussi dans un troisième temps, et nous voyons ici à quel point cette catégorie est liée à cette logique braconnière que je cherche à mettre en évidence dans cette constellation, où nous avons le hacker dans la contemporanéité, le braconnier dans un imaginaire plus historique, reliés peut-être de façon circulaire par cette notion de l’usager, usager qui s’oppose au propriétaire comme l’usage s’oppose à la propriété privée. L’usager n’aspire pas à devenir propriétaire alors que l’on cherche dans tous les pays à convertir l’usage en propriété. Un exemple parmi tant d’autres, les locataires des HLM en France ont fortement été invités comme on dit à devenir propriétaires comme si rien ne devait être en commun. Là, nous voyons l’usager héritier du braconnier d’autrefois. Certes, tout usager n’est pas un hacker, mais s’il est accusé de mésusage, il doit y avoir quelque chose. Tout usager n’est pas non plus un braconnier, mais dans cette triple opposition que je mets en exergue, nous voyons un certain nombre de caractéristiques propre à l’usager, propre à cette logique braconnière.

Une figure plus galvaudée, et je ne l’évoquerai pas avec autant de détails, mais évidemment il y a la figure subjective du pirate. Quand je parle du braconnage du présent, je pense entre autres choses, à cette plateforme en ligne formidable que nous utilisons tous tous les jours qui est le Pirate Bay. Combien de fois le Pirate Bay a été mis en demeure de disparaître, et maintenant, au lieu d’avoir un Pirate Bay, nous en avons au moins 50. C’est un phœnix qui renaît à chaque fois avec plus de têtes qu’auparavant. Il y a des sites miroirs de Pirate Bay maintenant qui existeront tant qu’il y aura des pirates, c’est à dire des usagers, car c’est du contenu qui est mis à disposition pour les usagers par les usagers, c’est à dire par les braconniers pour les braconniers. Je pense tout de même qu’il y a un certain romantisme chez les pirates qui s’attache à cette figure, un certain côté mauvais garçon revendiqué aujourd’hui et on voit des partis pirates qui ont un certain succès dans l’espace public et même l’espace électoral en Europe du nord. Les véritables pirates sont ceux qui cherchent à nous priver de nos espaces communs aujourd’hui et si nous avons intérêt à faire valoir, à faire nôtres, ces figures qui ont été marginalisées et dévalorisées, nous avons parfois aussi intérêt à les retourner et à assigner certaines caractéristiques de ces subjectivités à nos adversaires. C’est à dire, ceux qui sont en train de privatiser et de nous priver, de nous priver des espaces communs. Je voudrais vous montrer l’image que j’ai trouvée l’autre jour. C’est une image qui a été prise en Argentine, de la douane argentine. Je ne sais pas si vous voyez ce qui est à l’écran. C’est une image que j’aime beaucoup, ce sont des douaniers qui sont en train de détruire avec une machine de guerre les DVD qui ont été saisis, les DVD qui ont été détournés, et donc qui enfreignaient la propriété privée, qui privaient de leurs droits les gens les plus riches.
Pour moi, c’est une image des pirates officiels en conflit contre les braconniers.
J’ai lancé plein de pistes et je préfère pour ma part en rester là et poursuivre par l’échange.

Karine Lebrun : tu as beaucoup parlé de performativité. Serait-il possible de faire la différence entre la performance et la performativité, parce qu’il me semble que dans la performativité, l’acte performatif plus exactement, il y a quelque chose de l’actuel et du faire qui n’étaient pas évident lorsque tu en as parlé, puisque tu disais que l’art était inondé de performativité au lieu de le faire, alors que la performativité c’est justement le moment de passer à l’acte, et au moment de le dire, de le faire.
Stephen Wright : c’est un terme extrêmement complexe. Je vais prendre 5mn pour répondre à cette question parce qu’elle est très importante.
C’est un mot effectivement glissant entre autres en raison de son histoire. C’est un terme qui vient du français qui a été exporté vers l’anglais, mais qui a été réimporté en 2 temps vers le français, alors que c’est un terme français, d’abord pour nommer un genre artistique très reconnu dans l’économie attentionnelle qui est la performance, d’abord dans la philosophie langagière, mais ensuite dans le champ de l’art qui est la performativité. Notamment ce qu’on appelle en philosophie du langage les énoncés performatifs.
Quand je pense à la performativité qui a beaucoup été théorisée par la philosophe américaine Judith Butler, elle reprend non pas le mot de performance, le genre artistique, même si elle en fait des liens et il y en a, mais elle le reprend de la philosophie du langage. Jusque dans les années 50, je ne veux pas être pédant ici mais il y a une histoire, ça peut éclairer les choses, je dirais juste assez rapidement cette histoire. Jusque dans les années 50, dans la philosophie du langage, on avait imaginé que les actes de parole pouvaient être vrais ou faux, sincères ou pas, authentiques ou inauthentiques, mais relevaient de la description de quelque chose, d’un état des faits. C’est l’idée de St Augustin par exemple qui a perduré jusqu’aux années 50, jusqu’au moment où un étudiant du grand philosophe du langage du XXe s, Wittgenstein, un de ses étudiants, John Austin, a détecté un phénomène langagier minoritaire mais néanmoins existant, qui ne relevait pas, selon lui, de la description. Il a appelé ça les performatifs. Dans un ouvrage très bien traduit en français, Quand dire, c’est faire, je me réfère à la question de Karine, Quand dire, c’est faire n’a rien à voir avec le titre en anglais How to do things with words, comment faire des choses avec des mots. Comment penser un acte de parole comme je vous marie ? C’est un acte de parole plutôt rare, qui a été beaucoup dit, mais c’est pas quelque chose qu’on dit tous les jours, et d’ailleurs, si je le dis ici, si je trouve 2 personnes dans la salle et je dis je vous marie, ça ne marche pas parce que les conditions de félicité ne sont pas réunies. Mais si les conditions de félicité sont réunies, si je suis le Maire d’une commune, si dans un autre pays je suis investi par une religion, j’ai le droit de le faire devant d’autres personnes, selon certaines conditions, si je dis je vous marie, l’acte de parole ne décrit pas quelque chose dans le monde, l’acte de parole n’anticipe pas quelque chose qui aura lieu dans le monde, l’acte de parole fait quelque chose, l’acte de marier 2 personnes est inséparable de l’acte de dire le mariage. Je peux dire vous êtes mariés, vous serez dans quelques jours mariés, vous serez dans 3 secondes mariés, mais je dis je vous marie, les conditions de félicité son réunies, et bien la chose se fait. Austin faisait comme s’il y avait de la magie dans les paroles et donc sa théorie a beaucoup été critiquée par la suite mais on a fini par élargir cette notion de performativité à quasiment tous les actes de parole. Ce que Austin n’avait pas voulu dire ou voulu voir c’est qu’il y a des performatifs implicites dans tout acte de parole. Tout cela a beaucoup intéressé le monde de l’art parce que l’art moderne est né d’un geste performatif, par cet artiste, le plus grand artiste du XXe s, et parfois je pense le seul artiste du XXe s, qui est Marcel Duchamp qui, pensant que les conditions de félicité étaient réunies, prend un objet usuel, le met dans un cadre de l’art, un cadre performatif, et dit implicitement ceci est de l’art. Le christ a dit par une autre parole performative ceci est mon corps en faisant référence d’un bout de pain. Dans l’eucharistie, ce n’est pas un geste symbolique, le christ n’a pas voulu dire que l’hostie symbolise son corps, c’est son corps, c’est absolument performatif. Duchamp a voulu dire ceci est de l’art, battant en brèche toute la théorie des Beaux-Arts et que l’art est un genre ou quoi que ce soit. Alors qu’est-ce que je veux dire quand je dis qu’aujourd’hui nous sommes obligés à performer nos subjectivités consommatrices ? Qu’est-ce qui se passe dans cette économie attentionnelle quand nous faisons une recherche sur Google ? La chose la plus anodine du monde. Et bien nous révélons un désir. Nous livrons, gratuitement, sans être rémunérés c’est très curieux, un désir à une machine. Parce que si on recherche quelque chose, c’est quelque chose qu’on veut, et donc le mot que nous utilisons est une façon de nommer ce désir. Puisque nous sommes des milliards à le faire chaque jour, dans l’économie attentionnelle c’est comme cela que cela fonctionne, en faisant attention à nos attentions, Google connaît mieux nos désirs que nous-même. C’est un geste d’activer, de performer, un certain désir dont nous sommes immédiatement dépossédés en quelque sorte. Après, on s’étonne de recevoir des informations, des publicités ciblées, à partir des mots que nous avons tapés, à partir des sites que nous avons visités, à partir des voyages que nous avons effectués. Nous devenons complices de notre propre auto-exploitation.
Ce que j’apprécie chez le braconnier, et c’est la raison pour laquelle je pense que c’est une figure intéressante, le braconnier ne performe rien. Il braconne, il fait du braconnage. L’usager ne performe pas l’usage, il fait usage. A la limite, ce qui m’intéresse dans ces figures-là, c’est leur caractère imperformatif. Nous sommes aujourd’hui dépossédés de notre puissance de faire puisque notre puissance doit être inséparable d’une impuissance. Ce qu’Aristote appelle la dunamis. Aristote ne parle pas de performativité, mais je pense que c’est éclairant de la mettre en opposition. Aristote dit, et donc il utilise le terme dunamis, dunamis c’est le mot grec pour dire puissance, et donc il dit, il y a un certain courant de philosophie qui pense que la puissance c’est la puissance de faire. Mais Aristote a absolument raison de dire ceci je pense, dunamis c’est aussi puissance de ne pas faire. Parce que sinon, dit-il, un architecte qui ne construit pas ne serait plus un architecte, un médecin qui ne serait pas en train d’exercer la médecine ne serait donc plus un médecin, ce qui serait absurde dit-il. On peut ajouter encore une autre figure pour souligner cette dimension-là qui est liée aussi au braconnage, qui est liée aussi au hacker, qui est le slacker. Le slacker c’est celui qui fait moins, c’est le feignant, c’est le paresseux. Alors feignant et paresseux sont des termes extrêmement péjoratifs, tout comme l’impuissance. Impuissance, on pense dysfonctionnement érectile ou quelque chose comme ça, mais l’impuissance est quelque chose qui doit être valorisée.
Les artistes pensent qu’être artiste c’est faire de l’art. C’est pathétique.
Mais nous connaissons tous malheureusement quelqu’un qui pense qu’être artiste, c’est faire de l’art. Déjà, c’est mieux quand on rencontre des artistes qui reconnaissent qu’être artiste peut consister à faire de l’art, mais dans d’autres cas, je pense que n’importe quel artiste a éprouvé cette sensation, être artiste c’est aussi s’abstenir de faire de l’art. N’importe quel poète a reconnu que parfois le silence est préférable, est plus sublime qu’une poésie quelconque. Parfois ne pas agir est mieux que l’action. Je pense que le vrai artiste, c’est ce que suggère Aristote, et je pense qu’ici nous voyons le piège mortel de la performativité, le vrai artiste, lui, est dans le pas ne pas faire. Ne pas ne pas faire de l’art, c’est ça être artiste quelque part, dans la double négation. Dans cette manie performative, nous risquons d’être dépossédés de l’équivalence entre la puissance et l’impuissance. Par cette permanente sollicitation à performer, nous perdons cette capacité à traîner des pieds, à faire le minimum syndical, à ne pas ne pas faire.
La seule stratégie viable et même réaliste aujourd’hui, la seule façon de ne pas succomber à la capture performative, qui est également une capture ontologique dans l’art, c’est être assigné à l’art, donc éviter cette capture performative c’est de rester obstinément dans une certaine imperformativité. Aujourd’hui c’est la performativité, il y a 5 ans c’était la résistance. Cette logique résistantielle est une façon de valider le pouvoir auquel on résiste apparemment. Aujourd’hui c’est la performativité, on performe notre rébellion. Mais on sait qu’un vrai rebelle ne performe pas la rébellion, il est dans la rébellion. Ça boucle la boucle avec ce geste, ce hack en biais, qui ouvre le vecteur et qui laisse gicler tout ce qui est tenu en otage. Autour du hacker, je pense qu’il y a une constellation d’autres subjectivités plus ou moins solidaires.
Une étudiante : Je ne sais pas si vous connaissez le Bartleby de Melville, c’est une bonne figure de slacker je pense…
SW : je voudrais dire ceci, Bartleby est un slacker c’est vrai mais il faut faire attention parce que Bartleby est célébré, il y a un très beau livre d’Agamben sur Bartleby, Deleuze a écrit sur Bartleby, Zizek, c’est évidemment une figure qui fascine. Mais cependant il ne faut pas oublier, comme ces penseurs que je viens de citer l’ont fait, que Bartleby meurt tragiquement. Certes, il résiste à la capture de son patron qui est mystifié par son comportement, mais en même temps Bartleby meurt en refusant d’autres tactiques pour survivre. Il se laisse mourir. Dans ce sens-là je trouve que c’est une figure plus paradoxale et plus difficile comme source d’inspiration pour nous. Il offre aucun autre horizon que ce refus et en ce sens-là je me permets de penser à quelqu’un d’autre qui est un contemporain de Melville qui est Lafargue, qui s’est marié à la fille de Karl Marx, et donc il partageait avec Marx une certaine analyse de la société. Le gendre de Marx n’était pas très favorable au travail. Il écrivait son droit à la paresse. Il avait une stratégie autre que Marx et autre que Bartleby aussi lorsqu’il dit nous avons toutes ces machines qui peuvent travailler pour nous, nous nous assujettissons tous les jours au travail alors que nous pouvons partir à la pêche. Cette éloge de la paresse me paraît complémentaire à cette figure de Bartleby qui reste dans son irrévérence, dans son impertinence, il reste tout de même très pertinent, mais à compléter par cette éloge de la paresse de quelqu’un comme Lafargue.
KL : on a parlé ce matin du côté positif, en tout cas ambigu du hacker, le hacker, le pirate, le braconnier, sont des termes assez difficiles à cerner, des figures insaisissables.
SW : quand tu nous as invité à participer à cette journée, et tu as envoyé un texte, je pense que c’est dans la première ou deuxième phrase, tu évoques le nom d’Edward Snowden. Edward Snowden c’est pour moi un vrai héros du temps contemporain. Je sais qu’il est caractérisé très souvent comme lanceur d’alerte, mais immédiatement quand j’ai appris son geste et l’ampleur de ce geste, j’ai reconnu en lui un braconnier.
Eimer Birkbeck : can I stop you ? I just want to ask you. Are you in contact with Edward Snowden ? It’s trick question.
SW : it’s very difficult to be in contact with him.
EB : I know. If you were in contact with him, what would you want to say to him ? I’m very curious by your analogy to the braconnage going back to the seventeen century in Cromwell but Edward Snowden didn’t act with so transparent. He made a decision to do something so much light.
SW : hang on… He had to do in the darked night.
EB : I know but he also made that decision to transpose to transpire the information. Isn’t there official ? For me, that’s a very strong metaphor to put light on economy, surveillance… I just want to know your interpretation of his act.
SW : […] à propos de James C. Scott : une forme infra-politique pratiquée par les sans-pouvoirs, pratiquée par les usagers, par les braconniers, les hackers, les glaneurs etc. Et il se dit, pourquoi se constituer en cible pour le pouvoir si on peut agir de façon imperformatif à l’ombre. Et je pense que c’est une question qui mérite d’être posée aujourd’hui dans les espace-temps publics, mais entre autres dans les espaces temps de l’art. Pourquoi nous livrer à l’économie attentionnelle si nous pouvons agir avec plus d’efficience à l’ombre ?
KL : ce qui rejoint la remarque de Jean-Baptiste ce matin dans son exposé sur la part de l’ombre. Y-a-t-il d’autres remarques ? Sinon, cette question est une bonne conclusion.
Jean-Baptiste Farkas : Stephen, juste une remarque. Quel serait l’équivalent de ceux qui dressaient les clôtures sur les communaux dans le monde de l’art aujourd’hui?
SW : ils sont nombreux. Dans le monde de la musique, je vais parler de cet exemple, quand je dis que la privatisation est galopante c’est que je pense que la mise en place des clôtures va aussi vite que les avocats puissent imaginer les façons de les faire avancer. Dans les pratiques musicales par exemple, il est désormais interdit d’utiliser les échantillons de plus de deux secondes des musiques. On peut dire que cela appartient à quelqu’un, mais pensant à ceci, nous avons des paupières sur les yeux, nous n’avons pas l’équivalent sur les oreilles.
Pour ne pas entendre la musique ou les sonorités ambiantes, nous sommes obligés d’inventer des sortes de paupières de circonstance, de fortune, comme nos doigts etc. Ce qui fait que si nous nous promenons dans la rue, dans les centres commerciaux, dans les cafés, dans les métros, nous entendons, nous avons des expériences sonores, nous entendons des bribes de musique, mais si nous sommes compositeurs par exemple, avec quoi nous allons composer la musique sinon à partir de nos expériences, nos propres expériences sonores. Or ceci est désormais interdit, ce qui a mis fin, ce qui a achevé la musique Folk. Une fois que quelqu’un a dit cette mélodie et cette composition est à moi alors que c’était quelque chose qui circulait, qui se répétait, dès lors que c’est saisi par quelqu’un et protégé par les droits d’auteur, et bien si quelqu’un d’autre veut en utiliser plus de deux secondes, il va payer les droits, c’est un exemple de mise en place de clôtures des communaux. En littérature, et c’est pour ça que je suis virulemment opposé à cette institution conceptuelle qu’on appelle l’auteur, qui de toute façon est une fiction, mais c’est une fiction juridique puissante. Si l’on remonte aux origines de la littérature occidentale, on remonte à Homère par exemple, il n’y a jamais eu un monsieur Homère, il y a eu des narrateurs, des poètes lyriques, qui improvisaient à partir de répertoires partagés. À un moment donné, que l’on peut historiquement situer dans l’histoire des idées entre Hobbes et Locke, c’est à dire au XVIIe s, au moment précisément de la mise en place des clôtures en Angleterre, où cette notion de ce qu’on appelle en philosophie politique et juridique l’individualisme possessif, où l’idée émerge que tout ce que je suis, tout ce que je peux devenir, je ne le dois qu’à moi-même et donc je ne dois rien à la collectivité pour cela. D’ailleurs, c’est cette idéologie aujourd’hui qui est en place pour la privatisation des connaissances, malheureusement bientôt en France si les choses ne changent pas, on sera obligés de payer pour les études, les collectivités n’auront plus le devoir de reproduire ses propres connaissances mais ce serait à chacun de le faire, c’est lié à l’individualisme possessif. Et cette idée là, qui est bien sûr liée à l’institution de l’auteur, fait que je propose quelque chose dont je réserve à moi seul l’usage, la connaissance, à moins que quelqu’un d’autre me paît. Cette logique là de l’auteur et de l’individualisme possessif est liée très exactement aux clôtures qui avancent sur les communaux et ceci complètement en contradiction, et c’est là une source d’espoir aussi, à une logique de créativité. Il y a eu par exemple, il y a quelques années, et je pense que ça va revenir, une tentative de mettre les droits d’auteur sur les néologismes. Par exemple, si j’invente un mot un peu malin, et je pense que les autres auront peut-être envie de les utiliser, avec les moyens technologiques que nous aurons bientôt à disposition, je peux vous proposer usage moyennant paiement. Par exemple, Ludovic Chemarin qui est le nom d’un artiste qui a été repris par d’autres artistes. Il y a Ludovic Chemarin copyright. C’est une proposition ironique et ludique. À terme, on pourrait imaginer une clôture mise en place autour des mots mêmes. C’est possible de le faire dans le domaine de la musique, en littérature c’est fait, il n’y a donc pas de raison de supposer que cette logique de clôture connaîtra des limites. Sauf que le système lui-même, où la valeur est produite également par l’usage, sera pénalisé. C’est un autre débat, je dis qu’il y a une source d’espoir, puisque l’usage libre est source de production et pas seulement de consommation, il y a un conflit entre deux modes d’accumulation.
Tout ça est lié aux pratiques braconnières, aux pratiques d’usage, de hackers etc.
Je reviens à Wark qui souligne à chaque fois l’ambivalence de cette figure du hacker qui à la fois travaille pour les vectorialistes, c’est lui qui fait fonctionner les vecteurs, mais en même temps qui est constamment attiré par l’idée de briser et de rendre les réparations difficiles.

 

L’avant-garde

Pierre Akrich
Récit du vol de l'avant garde, 2017
 

Émission de radio R22 Tout-Monde enregistrée le 12 Octobre 2017 à Khiasma.
Récit du vol de l’avant-garde par Pierre Akrich.

Faux paillasson de l’avant-garde.

Répétition à Loano.
 

La perruque : un des arts tactiques au travail

Jan Middelbos
2019
 

Il pourrait apparaître quelque peu extravagant de publier sur un site qui à pour objet de recherche les pratiques du hacking, un article sur la perruque, tant on n’a eu de cesse que de décréter son « déclin » 1, supposé concomitant à l’émergence de la commande numérique dans les procès de production. Cette « révolution technologique et numérique » aurait eu pour effet de reléguer alors à une histoire révolue la pratique de la perruque qui pouvait se glisser, jusqu’alors, dans les interstices de la production industrielle. Pourtant, comme l’écrivait déjà Michel de Certeau dans l’introduction au chapitre qu’il consacre à la perruque : « Il n’est pas possible de cantonner dans le passé, dans les campagnes ou chez les primitifs les modèles opératoires d’une culture populaire. Ils existent au cœur des places fortes de l’économie contemporaine. C’est le cas de la perruque. […] Elle réintroduit dans l’espace industriel (c’est-à-dire dans l’ordre présent) les tactiques « populaires » de jadis ou d’ailleurs. 2» C’est donc bien au regard de la survivance de ces « arts tactiques » au travers les âges, qu’il est possible de démontrer que la pratique de la perruque se conjugue toujours dans le présent du hacking, et que les figures du hacker et du perruqueur se rejoignent à de nombreux égards.
D’ailleurs, les hackers qui travaillent dans le secteur de l’informatique et qui ont pour mission de manipuler le code et le matériel informatique auront souvent l’occasion de se faire perruqueurs et de s’adonner à des productions parallèles sur leur temps de travail (création ou maintenance de sites internet, conception et réalisation de programmes, de jeux ou autres logiciels, etc.). Et, de leur côté, les perruqueurs qui travaillent dans d’autres industries éprouveront de plus en plus le besoin de se muer eux-mêmes en hacker. En effet, dans les ateliers de production contemporains, l’informatisation, l’intelligence artificielle, la robotisation et l’automatisation des moyens de production ont considérablement bouleversé les conditions de réalisation d’une perruque et ont fait du savoir-faire de programmation le corrélât indispensable à cette pratique. Les salariés qui souhaitent faire dévier de leur fonction première des machines (ou machines-outils à commande numérique) préprogrammées pour accomplir des tâches de production définies par la direction, devront alors être en capacité de les reprogrammer 3. Ainsi, à côté des anciennes formes de bricolage à l’usine qui se maintiennent et perdurent là où c’est encore possible, de nouvelles dispositions tactiques prennent la place dans ces ateliers où les nouvelles technologies s’imposent. Dans ces entreprises, c’est désormais l’opérateur qui à la main sur la commande numérique qui sera – tel un hacker informatique – le plus qualifié et le mieux placé dans la chaine de production pour pouvoir perruquer.
Aussi, si nous pouvons faire du braconnier une figure « préhistorique du hacker » 4, il pourrait bien en aller de même, tout au moins depuis la constitution du salariat, de cette autre figure du travailleur en perruque car, tout comme le braconnier qui fait « usage de ce qui ne lui appartient pas en propre » 5 ou le hacker qui « brise les codes et détourne des machines en vue de les adapter à son usage » 6, le perruqueur fait un usage détourné et réapproprié des moyens de production auxquels il a accès sur son lieu et pendant son temps de travail. Cependant, et quand bien même le travailleur en perruque pourrait préfigurer un certain type de hacker et qu’à ce titre, il serait tentant d’envisager la pratique de la perruque comme une forme de « hacking au travail », il convient de rappeler que chacune de ces pratiques est spécifique. De cette façon, si le braconnage et la perruque offre de nombreux points communs avec le hacking – en particulier lorsqu’il est entendue comme l’activité qui consiste à modifier, bidouiller, bricoler, détourner… des éléments (tel qu’un logiciel et/ou du matériel informatique) afin qu’ils puissent avoir des comportements autres que ceux pour lesquels ils ont été conçus – ces différentes pratiques ne sauraient être amalgamées les unes aux autres. C’est pour cette raison, qu’au cours de cet article, nous nous intéresserons exclusivement à la pratique de la perruque, en commençant par nous essayer au jeu d’une définition afin de circonscrire plus précisément le domaine concerné.

Perruko quésaquo au juste ? : jeux et enjeux d’une définition.

Lorsqu’on questionne la définition de la perruque – dont l’origine même du nom est méconnue 7 – on constate assez rapidement qu’il y a autant de définitions possibles de cette pratique qu’il y a de pratiquants et de terrains différents de jeux. On pourrait cependant se risquer à définir le travail en perruque de cette façon : il consiste, pour un travailleur dans un contexte salarial (sur le lieu et pendant le temps de travail), en la réappropriation (individuel et parfois collectif) des moyens de production disponibles (matériaux et outils de production) afin de fabriquer ou transformer un objet en dehors de la production réglementaire de l’entreprise.
Bien évidemment, cette définition ne peut être entendue ici que comme un jeu (dont les règles mêmes sont discutables) car, comme toutes celles qui se donnent par ailleurs, elle ne serait jamais suffire en l’état à recouvrir tous les aspects de ce que le travail en perruque suppose ou à le qualifier, par différenciation, en rapport à ce qu’il n’est pas. De cette façon, si le mérite de notre définition – dérivée de celle de Robert Kosmann 8 – est de ne pas faire de la perruque un travail exclusivement réalisé « pour soi » – la perruque peut être commandée par ou pour d’autres (collègues, amis, membres de la famille…) voir même participée clandestinement à un dessein politique autrement plus vaste que la seule satisfaction de l’opérateur qui s’y adonne –, elle omet cependant de préciser par exemple, qu’il s’agit toujours d’un travail non-marchand. En ce sens, la pratique de la perruque se définie en se distinguant d’autres « pratiques parallèles » comme l’entreprise clandestine (ici le produit de l’activité réalisée dans l’entreprise est vendu) ou le travail au noir (l’activité rémunérée est réalisée hors de l’entreprise) et se différencie aussi d’autres pratiques à la marge telles que la flânerie salariale, les achats ou les jeux en ligne etc. Il ne s’agit pas de hiérarchiser ces pratiques – en fonction de leur caractère supposé plus ou moins moral –, mais étant donné que la perruque est souvent confondue avec d’autres types de détournement au travail, il nous apparait utile d’en préciser les contours. Réalisée sur le lieu et pendant le temps de travail, la perruque est non-marchande. Elle n’est pas vendue car elle n’est pas considérée par son producteur comme une marchandise : on ne paye pas la perruque, c’est là l’une de ses caractéristiques principales. Lorsqu’elle n’est pas réalisée « pour soi », elle est le plus souvent offerte et, dans des logiques de « don /contre-don », elle peut-être échangée.
De même, si ce travail « produit en douce » implique bien la fauche – la dernière étape de cette pratique suppose de sortir de l’entreprise l’objet de son travail 9– il n’est pas réductible à un simple vol, puisqu’il est avant tout l’expression d’un savoir faire technique souvent acquis lors de la formation professionnelle suivie par le « salarié-perruqueur ». Le salarié qui veut faire une casquette 10 est donc tributaire du poste de travail qu’il occupe dans l’entreprise, du temps dont il pourra disposer – ou plus exactement soustraire – et de son savoir-faire pratique 11. Il faut avoir accès aux moyens de production, c’est-à-dire savoir faire fonctionner les outils (fraiseuse, tour, chalumeaux…) et savoir travailler la matière première (bois, métaux, verre…). C’est pourquoi la production d’une perruque est d’abord le fait d’ouvriers qualifiés et, dans ces conditions – celles de la division du travail –, le « renvoi d’ascenseur », par exemple entre collègues, n’est pas toujours possible. Tout poste de travail n’est pas propice à la production de bricoles et ne donne donc pas les mêmes possibilités de réciprocité. Cependant, l’usage veut que s’il n’est pas possible de rendre la pareille, la perruque sera échangée contre un « coup à boire », un paquet de cigarettes, une bouteille de vin ou de Ricard, une invitation au restaurant, etc. Le « contre-don » varie en fonction du temps passé et de la difficulté de l’ouvrage effectué par le perruqueur.
Comme nous pouvons le voir, si la définition de ce terme fait souvent l’objet de discussions et controverses, c’est sans doute qu’il s’agit toujours d’y adjoindre nombre d’autres règles qui sont, pour chacune d’elles, également essentielles à la compréhension affinée du jeu d’un travail en perruque. De cette façon, plutôt que d’ajouter ici une énième définition amputée du travail en perruque, nous aurions été probablement plus avisé d’en présenter directement des règles du jeu [ce à quoi nous nous aventurons dans l’encadré intitulé : Petit récapitulatif des principales règles et contraintes du jeu d’un travail en perruque].

De la perruque comme déviance à la déviance comme art de la résistance.

Pratiquée sur le territoire de l’autre et avec les moyens disponibles in situ, la pratique de la perruque est donc un art de la tactique au sens où Michel de Certeau l’entend 12. Elle est une activité qui peut être ludique car elle fait du contexte de travail un lieu de jeu, de détournement tactique des contraintes routinières.
Peu étudiée, cette pratique est très largement répandue dans les mondes du travail salarié, même si on la retrouve le plus souvent associée aux modes de production industriels. Si on ne sait pas exactement quand le terme de perruque est apparu, on peut dire de cette pratique de détournement des moyens de production qu’elle est probablement aussi ancienne que le salariat 13. Elle est pratiquée de façon plus ou moins clandestine car sa tolérance, comme sa répression, varie selon les entreprises. Mais si elle n’est pas toujours réprimée par le patronat, il serait inexact de percevoir cette pratique comme un simple vecteur favorisant la régulation du travail. À l’encontre du sociologue Michel Anteby, qui dit de la perruque qu’elle pourrait bien appartenir à ces « zones grises tolérées par l’encadrement et/ou la direction de l’entreprise » et pourrait être perçue comme « une rémunération discrétionnaire » voir même douée d’ « une fonction de régulation » de l’ « ordre productif dans l’usine » 14, il serait tentant d’inventorier ces différentes pratiques et de les placer automatiquement dans la catégorie générique de celles qui résistent. Mais le problème que nous pouvons rencontrer avec une telle pratique, dont la nature est d’être souterraine, éparpillée, le plus souvent solitaire et sans revendication, c’est qu’en la nommant comme « résistance » de manière systématique, nous décidons de la « faire parler » là où les pratiquants eux-mêmes n’en parlent que très peu et plus rarement encore pour la qualifier en terme de résistance. Pratiquée anonymement et (semi-)clandestinement – à la différence d’une contestation collective qui se pose comme telle en prenant par exemple appui sur une plate-forme de revendications – il est difficile de décider d’interpréter cette pratique comme résistante sans sur-interpréter.
La question pourrait être alors de savoir, qu’est-ce qui fait résistance ? Non pas tant du point de vue de ceux qui s’adonnent à cette pratique, qu’au regard de ceux qu’elle pénalise : les propriétaires des entreprises et leurs délégataires. Qu’est-ce qui fait résistance pour la direction ? Nous pensons que cette question peut nous renseigner sur ce qui fait – ou pas – résistance. C’est un peu la même logique qu’utilise Howard Becker pour définir la notion de déviance : « …la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres [ceux qu’il nomme également les “entrepreneurs de morale”], de normes et de sanctions à un “transgresseur”. 15 » De cette façon, il ne s’agit pas de substantialiser l’acte de transgression commit par un salarié dans l’entreprise (il n’y a pas en soi de « bonne » ou de « mauvaise » déviance) mais, afin de repérer la déviance (ce qui dévie de la production réglementaire) et comme Howard Becker nous y incite, nous pouvons regarder du côté de la norme qui est transgressée, de ceux qui la mettent en place et observer les sanctions qui sont appliquées.
Et si c’est la norme qui fixe la déviance, il faudrait tout d’abord rappeler que la perruque est la plupart du temps considérée comme illégale – y compris dans les règlements intérieurs des entreprises. Et Michel Anteby ne s’y trompe pas lorsqu’il fait de l’analyse de ces règlements le moyen de trouver « une preuve “négative” de l’existence d’une pratique.  Si une pratique est systématiquement interdite ou pénalisée, c’est sans doute qu’elle doit exister. » 16 Et c’est d’ailleurs en adoptant ce même raisonnement que Robert Kosmann a pu trouver les indices nécessaires à l’affirmation de l’existence de la pratique de la perruque dès le XVIIe siècle. L’auteur de Sorti d’usines s’est ainsi appuyé sur les ordonnances royales adoptées sous le règne de Louis XIV et pilotées par Colbert alors secrétaire d’État à la Marine – précisant notamment l’interdiction faite aux ouvriers de fabriquer (pour leur propre compte ou celui des officiers) des « meubles et autres ouvrages », les peines encourues par les ouvriers qui seraient pris sur le fait (sanctions pouvant aller de « un écu d’amende pour ceux qui sortiraient des morceaux de bois et coupeaux » jusqu’à des punissions corporelles pour « ceux qui ser[aient] saisis de clous ou autres choses appartenant à Sa Majesté ») et les conditions de fouille à la sortie de l’Arsenal de Brest 17– pour attester que la perruque est effectivement une pratique aussi ancienne que le salariat. De cette façon, l’examen de ces règlements prohibant le travail en perruque, ne confirme pas seulement de son « existence », il nous permet, simultanément, de repérer où, quand et pour qui… elle constitue une pratique qui résiste – et qui résiste à telle point que les patrons cherchent à l’empêcher par le recours explicite à des menaces de sanctions. Et si elle ne condamne plus aujourd’hui à des châtiments corporels, comme ce fut le cas au XVIIe siècle, elle expose encore néanmoins celui qui s’y adonne à des sanctions patronales, pouvant aller jusqu’au licenciement. Le film Perruque, bricole et compagnie,… de Marie de Banville et Bruno Dumont nous donne ainsi accès au témoignage de Monsieur D licencié pour avoir fabriqué un barbecue pendant le temps de travail. 18
Bien sûr, il peut arriver, dans certain cas seulement, que les employeurs ou agents de maîtrise épousent ce qu’ils ne peuvent éviter et acceptent alors de « fermer les yeux » sur la bousille, dans le cadre d’un contrat implicite qui vise à accorder au perruqueur une bienveillance en contrepartie d’un travail correctement exécuté pour le compte de l’entreprise. Mais cette tolérance reste précaire et révocable : « Elle ne fait aucunement partie des droits acquis bénéficiant d’une permanence reconnue. » 19 La preuve en est de notre malheureux amateur de grillades qui, au moment du changement de la direction d’entreprise, a continué de fabriquer son barbecue au vu et au sus de tous sans se douter que les règlements intérieurs seraient dorénavant effectivement mis en application et qu’il en ferait ainsi les frais. 20
De plus, le patron des patrons Xavier Boniteau (qui était président à la fin des années 90 de l’Union Patronale des Industriels de la Loire) permet de clarifier – du point de vue du proprio – l’expression de « perruque autorisée » qui apparaît alors comme un oxymore. À la question qui lui est posée par Marie de Banville (toujours dans le film Perruque, bricole et compagnie,…) : « Quelle est la tolérance au niveau de la perruque ? » le taulier répond qu’il n’y a pas de marge de tolérance : « …à partir du moment où un employé détourne soit de la matière première soit du temps – qui lui est payé par l’entreprise [sic] – à son profit pour la fabrication d’un objet quel qu’il soit, il s’agit d’un vol. Dès lors qu’il y a un accord tacite, il n’y a plus de perruque. S’il y a accord tacite, il n’y a plus de vol. Que se soit véritablement exprimé ou simplement tacite, c’est plus de la perruque. » 21 Paradoxalement, on a là, de la bouche d’un patron-perruquier 22 – d’un « entrepreneur de moral » dirait Howard Becker –, une définition tout-à-fait acceptable de ce qui relève – ou pas – de la perruque et de ses frontières normatives.

De la perruque comme art de la résistance recyclée au service de la lutte de classe.

La perruque est donc interdite par le patronat dans la plupart des entreprises car elle est une pratique de réappropriation directe des moyens de production sur le temps de travail. En ce sens, le travail en perruque remet en cause la légitimité du pouvoir patronal à disposer seul de la propriété privée des moyens de production mais aussi à jouir de la plus-value dégagée par un temps de travail qu’en réalité – et contrairement à ce que nous en dit le singe – il ne paye pas. Le « travail de la main gauche » est une forme, parmi d’autres, de réappropriation directe de ce que Karl Marx donne pour être un « surtravail non payé » 23, non rémunéré. Même si ce grappillage ne représente qu’une infime réappropriation par rapport aux richesses produites et à la plus-value dégagée par l’entreprise, en faisant de la perruque, on cherche à récupérer un petit peu de ce qui nous a été volé. Et c’est sans aucun doute pour affirmer ce temps libéré et ces moyens réappropriés que certains perruqueurs présentent fièrement leurs objets en indiquant le temps de travail que cela leur a demandé : « Ce sabre [réalisé en perruque] m’a demandé une semaine de travail ! » 24. Aussi, l’objet en tant que résumé de l’activité de production est la trace résultante d’un moment pris, ou plutôt arraché, au contrôle réglementé et divisé du travail. L’objet obtenu est le trophée de ce que l’on pourrait appeler un « faire avec en résistance », il est la victoire d’un « Faisons-le nous-même ! » sur l’ordre patronal et la hiérarchie toujours seule habilitée à décider, diriger, surveiller et contrôler l’exécution du travail.
Ce qui fait de cette pratique, abordé d’un point de vue politique, une proche cousine d’autres pratiques que l’on peut qualifier de communiste libertaire ou d’anarcho-syndicalistes. Effectivement, à l’état embryonnaire, le travail en perruque permet l’exercice quotidien de l’auto-organisation (« ce travail-là, nous le planifions nous-mêmes et l’exécutons comme bon nous semble ») 25, de l’action directe (il suppose une réappropriation et un retournement direct des moyens de production), et il implique une remise en cause profonde de la division technique et sociale du travail entendue comme source d’aliénation car ceux qui s’y adonnent sont déterminés à résister à un travail monotone, parcellisé et aliénant.
Mais à coup sûr, tous les perruqueurs ne se reconnaîtront pas dans ce type de légitimation politique et ne verront là qu’une construction théorique de plus : On fait ça comme ça, pour s’occuper et parce qu’on sait le faire aussi, c’est tout.
Pourtant la pratique de la perruque reste souvent associée à l’idéal d’une production socialisée ou a ce que Miklós Haraszti nomme la Grande Perruque : « Si les experts de la production n’étaient pas tout à la fois dispensateurs de nos moyens d’existence et maîtres de la discipline comme du rendement, alors ce serait l’âge de la Grande Perruque. A la place du sens aliéné, imposé du dehors par le salaire (et sa négation : le non-sens d’un réconfort interdit), viendrait l’extase du besoin authentique. Le travail en perruque, précisément par son non-sens du point de vue de l’usine, est l’annonce tranquille et obstinée du besoin d’un travail dont l’unique stimulant, plus fort que tout autre, serait la conviction que notre travail, notre vie et notre conscience sont gouvernés par nos propres buts. La Grande Perruque se ferait sur des machines, mais celles-ci seraient subordonnées par nos experts à la double exigence de besoins véritables et de notre liberté face à elles. Ce serait le crépuscule de la technologie des chronos. Nous produirions uniquement ce dont auraient besoin les travailleurs en perruque associés et qui nous permettrait de rester les travailleurs unis du travail en perruque. Et nous le produirions de façon mille fois plus efficace que tout ce qui est produit aujourd’hui. » 26
Ainsi, les différentes manières d’agir des perruqueurs ne se distinguent pas radicalement de celles des ouvriers de l’Espagne révolutionnaire et antifasciste de 1936 qui recyclèrent, par exemple, les usines Hispano-Suza en atelier de blindage sur voitures de luxe. Il n’existe entre elles que des différences de degrés. Elles procèdent d’un état d’esprit pratique analogue, puisqu’il s’agit bien toujours de trouver une certaine liberté à produire ou transformer un objet en dehors de la production réglementaire de l’entreprise ; toute la différence – et elle est de taille nous dirait notre producteur de barbecue – réside dans le fait que la perruque est produite par un travailleur dans le cadre d’une entreprise capitaliste traditionnelle et l’autre – la Grande Perruque –, en série, par des travailleurs qui ont fait passer l’entreprise de voiture de luxe Hispano-Suza sous contrôle ouvrier via les comités et assemblées d’usine. 27
Loin d’être un frein à l’expression d’une contestation collective, le travail en perruque pourra être envisagé comme un exercice quotidien, une gymnastique qui permettra, le moment venu, de mettre ces savoir-faire et ces moyens de production recyclés au service de la lutte de classe.
Plus modestement, cette pratique est d’ailleurs souvent associée à un « art du recyclage », qui exerce l’imagination et l’ingéniosité à fabriquer à partir de « tout et n’importe quoi », à produire des objets hybrides. La perruque est en effet un objet composite bricolé à partir de pièces de choix (métaux précieux ou semi-précieux, fil de brasure d’argent, cuivre, pièce de dentelle ou de cuir…) et/ou de déchets (chute de bois ou de métaux, pièce défectueuse…). Considérée au regard de cet « art du recyclage », la bricole pourrait être envisagée alors non seulement comme une résistance ouvrière à l’ordre industriel mais aussi, selon F.X. Trivière, comme « une forme de résistance au désordre industriel » car certains ouvriers la justifient par « un droit de préemption au nom d’une bonne gestion du gaspillage industriel. » 28 Cet argument, qui vise à considérer comme légitime les ouvriers qui s’octroient un droit d’usage prioritaire sur la gâche (au nom de sa « bonne gestion »), ne va pas sans rappeler celui de ces travailleurs en lutte pour faire reconnaître et rendre effective la revendication selon laquelle l’entreprise appartient avant tout à ceux qui y travaillent. Revendication qui ferait prévaloir de la sorte, et contre la propriété privée, un droit de préemption des travailleurs sur les moyens de production (outils et matière première) et sur leurs usages partagés, autogérés par les producteurs entre eux, mais aussi, pourquoi pas, en coopération avec des groupes d’usagers-consommateurs. Il en va ainsi lorsque les travailleurs, retrouvant du sens au travail qu’ils se donnent, relancent la production de biens et/ou de services afin d’en socialiser les fruits ou encore pour populariser, financer ou protéger une lutte. L’occupation des entreprises par les travailleurs en grève pourra alors fournir l’occasion d’un contexte favorable à la fabrication par exemple de « perruques d’autodéfense » qui serviront à tenir les forces de l’ordre à distance. Ce qui fut le cas au cours du mois de mai 2009, à Gijón (dans les Asturies), quand les ouvriers des chantiers navals ont résisté contre la fermeture de leur site. Pour se défendre contre les asseaux répétés de la police anti-émeute, les ouvriers et chaudronniers ont construit sur place, en plusieurs exemplaires, des petites guérites de protection en tôles fixées sur des roulettes. Ces petites guérites mobiles (environ 2 mètres de hauteur, tôle épaisse, soudées par points au chalumeau, fermées sur trois côtés, avec toits protecteurs et meurtrières frontales et latérales) leur permettaient ainsi de se porter à bonne distance pour tirer des projectiles et repousser les galets de lacrymogènes sur les forces répressives. Ils ont utilisé également « des tubes d’un diamètre de 50 mm et d’une longueur d’un mètre cinquante pour envoyer des fusées d’artifice “de jardin” de petits calibres (20 à 25) sur les gardes civils espagnols. On peut observer sur les vidéos une ouverture, une “lumière” bricolée pour permettre la mise à feu. » 29 Pour tenir en respect la police, les salariés ont également riposté à l’aide de frondes, lance-pierre, lances à incendie, cocktails Molotov, boulons… et ont aussi utilisé des grues depuis lesquelles ils ont manœuvré des containers en feu.30
Au-delà du fait qu’il puisse – dans le contexte extraordinaire d’un conflit ouvert – revêtir une fonction explicitement politique, le « travail masqué », aussi modeste soit-il, permet de résister à plusieurs niveaux. Comme on l’a vu, il remet en cause la légitimité du pouvoir patronal à disposer seul de la propriété privée des moyens de production mais aussi à disposer de la plus-value dégagée par un temps de travail qu’il ne paye pas. Mais ce travail résiste aussi par retournement des contraintes imposées par les conditions de production et se pose ainsi comme une forme de résistance à l’organisation divisée du travail. Dans le cadre de la production « individuelle » d’une perruque 31, l’opérateur tente au mieux d’utiliser les matériaux disponibles in situ et se fait une joie d’arriver à produire un objet de A à Z en déjouant les contraintes de son poste X. De cette façon, le perruqueur résiste en produisant un objet fini, à partir d’un poste de travail spécialisé, parcellisé. Il résiste par la production d’un travail « libre » et « créatif » qui s’organise dans un va-et-vient permanent entre conception (que faire ?) et fabrication (comment le faire avec les moyens du bord ?). Il reprend – temporairement du moins – le contrôle sur sa puissance de travail : le temps de la production de son objet, toutes les opérations sont désormais de son ressort.
C’est d’une certaine façon, une critique de la division manufacturière du travail, à partir de ses propres moyens et de ses propres contraintes. En ce sens, la pratique culturelle de la perruque peut relever, au sein du monde capitaliste industrialisé, d’une culture de la résistance – menée en son temps de l’extérieur par les Luddites – à l’endroit de la division du travail.32 Au risque d’une transposition historique on peut dire que les perruqueurs, tout comme les Luddites, se trouvent face à la division orchestrée du travail, mais aussi que leurs attitudes différent : alors que les Luddites détruisaient l’outil de production, les perruqueurs l’utilisent de l’intérieur pour produire autre chose et autrement.

L’objet-perruque

Cependant si la production d’une perruque consiste bien à fabriquer ou transformer un objet, elle est avant tout une production utilitaire, qui sert à améliorer le quotidien du perruqueur ou celui de son entourage proche : outillages (règles, équerres, rapporteurs, compas, marteaux…), équipement domestique (couverts, couteaux, hachoirs, pelles, gamelles, batteries de casseroles, barbecues, lampes, cendriers, porte-savons aimantés, porte-manteaux…). Mais la pinaille peut être aussi « inutile », « un art de faire pour faire », ou plus exactement d’une utilité symbolique, et proposer ainsi des objets en trois dimensions : personnages manifestants fabriqués à partir de vis et de boulons, brouette miniature, machine outils miniaturisée 33… Ce n’est qu’à partir des années 1970, période qui a vu naître la distribution et la consommation de masse (au travers notamment de l’émergence de la grande distribution), que la perruque apparaît plus en réaction à l’uniformité de la production et propose ainsi des objets plus « créatifs » ou « décoratifs » : presse-papiers, jeu d’échecs, casse-tête, solitaire, bougeoirs, porte-clefs, plumiers, pendentifs, dés, godemichés, boîte à musique électroniques, antennes de télévision, décodeurs pirates de Canal+, amplis hi-fi,… On trouve aussi un attachement certain à la production d’armes : lance-pierres accompagnés de billes d’acier, coups de poing américain, pistolets, arbalètes, sabres, hallebardes…
Ainsi, le terme de perruque, qui recouvre aussi bien l’activité de production de cet objet que l’objet lui-même, peut être envisagé comme un objet processuel. Mais en tant que tel, son exposition devient problématique. En dissociant l’objet de son contexte particulier de production, de l’environnement quotidien et ordinaire dans lequel il est censé prendre place, on participe à la réification de la perruque. L’objet-perruque exposé, coupé de son processus, de son histoire, de son producteur et des règles du jeu qui ont motivés sa production, mais aussi de sa fonction (qu’elle soit domestique ou politique) ou de son décor, est dépaysé, décontextualisé. Bien que l’objet ne soit pas considéré par son producteur comme une marchandise, il peut se voir réifié, marchandisé comme objet d’art.

Perruque et Art

Pourtant, depuis ces vingt dernières années, il semble que les espaces dédiés à l’art deviennent des lieux privilégiés pour observer à la lumière ces « petits travaux » produits dans l’ombre. Cet intérêt soudain des mondes de l’art pour la bousille semble être le signe d’un changement de statut social de cet objet. Les perruqueurs et ceux qui ont fait de la perruque un objet d’étude (sociologues, ethnographes, philosophes, historiens, etc.) semblent également trouver dans cette pratique, malgré leur méfiance vis-à-vis de la catégorie « art », des correspondances avec les pratiques artistiques. Cependant le « devenir art » de cette pratique ne va pas de soi et les relations ambiguës qu’entretiennent art et perruque méritent d’être interrogées, tout comme le malentendu qui persiste, entre les différents acteurs de ces deux mondes.
D’un côté, les perruqueurs, s’ils acceptent de définir leurs objets en termes de « plaisir technique », d’« émotion esthétique », de « beau » ou de « moche », ne se réclament pas, du moins en principe, d’une légitimité artistique et refusent la catégorie « art ». À l’image de ces ouvriers qui, de l’usine à la maison, transforment leur intérieur ou leur garage en musée (autopatrimonialisent leurs propres productions) et s’adonnent à la création d’objets « inutiles » les plus divers – statues, tableaux, maquettes en bois, en ciment, en fer, etc. – et que Véronique Moulinié nomme les « œuvriers ordinaires », aussi pour éviter d’utiliser à leur égard le terme d’« artiste » que nombre d’entre eux recevraient presque comme une insulte : « Tu trouves que j’ai la tronche d’un artiste, toi ? Moi, je suis un simple ouvrier. Je fais ça comme ça. Pour m’occuper. Parce que je sais le faire aussi. C’est tout. » 34Comme le note Étienne de Banville, à partir de l’étude de Véronique Moulinié mais au sujet des œuvriers-perruqueurs cette fois, « le refus de l’acceptation de la catégorie “art” semble bien être basé sur le refus de la catégorie sociale, sinon sociologique, de l’“artiste”, non seulement avec sa “tronche”, mais surtout avec ce qu’on lui attribue de style de vie et de catégorie sociale : être artiste (reconnu) serait ressenti par beaucoup de perruqueurs – mais pas tous – comme une trahison, comme une rupture inacceptable avec leur carrière d’ouvrier, avec les relations avec les copains, bref leur propre image. L’art, c’est d’autres ! en quelque sorte. Et du côté de la perruque, c’est de la “belle ouvrage” ». 35
Et d’autre part, considéré à l’aune de l’art processuel, il n’est pas étonnant que ces productions fassent fonctionner à plein régime la libido du petit monde de l’art. Mais toutes tentatives qui viseraient à redéfinir la pratique de la perruque (entendu dans cette acception de l’œuvrier qui cherche à réaliser un bel ouvrage) comme artistique ne pourraient faire abstraction de cet encombrant savoir-faire professionnel qui réhabilite une conception moderniste de l’art avec cette idée de l’artiste comme subjectivité libre d’apposer son empreinte sur chacune de ses « œuvres » – ou de ses « pièces » pour utiliser la novlangue propre à certains mondes de l’art actuels qui, sous couvert de l’usage d’un terme censé se substituer à celui d’ « œuvre », n’en continuent pas moins à distinguer leurs productions en soulignant leurs préciosités –, de réaliser un « beau travail », un « travail bien fait », qui relève de l’ « unique ». Conception qui cadre mal avec les courants de l’art qui, depuis l’œuvre paradigmatique – s’il en est – qu’est Fountain de Marcel Duchamp, n’ont cessé de chercher à se défaire d’une survalorisation esthétique, de la plus-value attribuée au savoir-faire prétendu « unique » de l’artiste 36 et à échapper à la réification des traces – résidus embarrassants voir compromettants – laissées derrière lui.
En ce sens la recontextualisation muséographique de ces objets dans le cadre performatif de l’art représente, étape après étape, une revalorisation artistique suspecte à la fois du point de vue de leurs producteurs tout autant que d’un point de vue artistique.

Quand la perruque s’expose

Cette muséification en devenir interroge donc à plusieurs titres les relations ambiguës que peuvent entretenir art et perruque car, comme on l’a vu, il ne va pas de soi qu’une perruque soit produite pour être exposée. L’exposition de perruques réalisée à la demande d’Étienne de Banville en septembre 1996 à l’écomusée du Château des Bruneaux (dans la ville de Firminy proche de Saint-Etienne) a d’ailleurs d’abord été menacée d’interdiction par la présence du commissaire de police de la ville et d’un huissier de justice – qui avait pour objectif (suite à une plainte déposée par le patronat local : l’Union Patronale des Industriels de la Loire) de dresser, le jour du vernissage, un inventaire détaillé des objets exposés, de les décrire, d’en préciser les auteurs et l’origine de l’entreprise 37. Dix ans plus tard (le 24 novembre 2006 à la Bourse du Travail de Saint-Etienne) la même exposition est inaugurée cette fois-ci par le maire et les huiles de la ville. Cette reconnaissance institutionnelle – que l’on peut attribuer à « une partie de l’intelligentsia inquiète de la disparition d’une part de savoir-faire ouvrier en France » 38 – a pu faire l’effet d’un faire-part annonçant aux perruqueurs les obsèques programmées d’un certain type de perruque ouvrière. 39 Il faut croire que c’est dans sa phase processuelle que la perruque fait sens bien plus que dans sa phase instituée. Une fois recontextualisée dans les institutions muséales – cimetières à œuvres (?) –, elle y perd de sa superbe.
Les méthodes employées pour exposer ou représenter ces objets perruqués déterminent pour une grande part le positionnement et l’engagement du curateur 40 – ou de l’artiste mué curateur lorsque son œuvre se constitue à partir d’objets créés par d’autres – vis-à-vis de ses modèles, les travailleurs en perruque. Les pratiques de représentation révèlent ainsi des positions et des intérêts souvent antagonistes et placent les sujets dans des positions qui peuvent s’avérer asymétriques. Selon qu’ils se situent d’un côté ou de l’autre de la médiation, représentants et représentés n’y trouvent pas toujours les mêmes intérêts. Dans son chapitre consacré à la perruque (une pratique de détournement : la perruque), Michel de Certeau s’interroge d’ailleurs sur la place à partir de laquelle nous étudions cette pratique. Il observe « une coupure entre le temps des solidarités (celui de la docilité et de la gratitude de l’enquêteur envers ses hôtes) et le temps de la rédaction qui dévoilent les alliances institutionnelles (scientifiques, sociales) et le profit (intellectuel, professionnel, financier, etc.) dont cette hospitalité est objectivement le moyen. Les Bororos descendent lentement dans leur mort collective, et Lévis-Strauss entre à l’Académie » 41. En paraphrasant Michel de Certeau, on pourrait sans doute voir, dans la situation de la représentation artistique des travailleurs de l’industrie en France quelque chose de comparable. Les ouvriers d’une certaine industrie et leurs cultures associées descendent lentement dans leur mort collective42, et Jean-Luc Moulène entre à Beaubourg avec leurs objets de grève représentés.43
En effet, s’il faut saluer ici le travail de collecte et d’archive d’objets de grève – ou « perruque de grève 44 » – réalisé par Jean-Luc Moulène et la donation qu’il en fait aux Archives Nationales du Monde du Travail 45, la représentation artistique de ces objets nous semble pour le moins problématique. Et l’artiste, acteur – autoproclamé (?) – de cette redéfinition d’« objets de grève » en « objets d’art », ne s’y trompe pas lorsqu’il dit : « Il y a là une ambiguïté. Dans mon esprit, cette œuvre est un lieu de conflit, pas un lieu pacifié. Beaubourg achète les photographies, ce qui représente l’assomption en art d’un objet manifeste. D’une certaine manière, le contenu subversif de l’objet de grève est ainsi apaisé. 46 » Il n’y a pas que dans l’esprit de l’artiste que cette œuvre est un lieu de conflit car elle ne peut que distendre encore un peu plus les liens d’hospitalités et de solidarités qui pouvaient exister entre l’« artiste-archiviste » et les travailleurs grévistes producteurs collectifs de ces « perruques de grève » désormais transfigurés en « objets d’art » et un peu aussi en objets de spéculation. Et en l’occurrence la culbute est quand même sévère. En octobre 2011, la photographie d’un objet de grève – y compris celle du paquet de Gauloise estampillé CGT qui était offert en 1982 avec un bon de soutien à cinq francs et sur lequel était clairement stipulé DÉGUSTATION-VENTE INTERDITE – était vendue par la Galerie Chantal Crousel 47 (qui représente l’artiste) 7500 euros TTC, ce qui confère aux vingt-quatre photographies d’ « objets de grèves » une valeur commerciale de 180 000 euros TTC et accorde à la photographie du paquet de Gauloise produit par les travailleurs en lutte de la Seita une sacré plus-value. C’est dans cette schizophrénie que nous place cette requalification des « perruques de grève » en « objets d’art ». Pour qui roule l’artiste et quelle réputation – a priori ou a posteriori – laisse-t-il de son passage ? Est-ce à dire que l’artiste pour faire œuvre – comme le curateur, l’anthropologue ou le sociologue… – se trouve toujours exposé à trahir l’hospitalité de ses hôtes et à accroître toujours plus les divisions du travail entre représentants d’un coté et représentés de l’autre ?
Bien entendu la perruque doit être travaillée et doit faire l’objet d’une « transformation de la matière ou d’un apport personnel de la valeur ajoutée » 48 et elle « peut aussi représenter une création artistique : elle peut être, parfois, unique, ludique et créative. » 49 Mais la plus-value ajoutée par le savoir-faire, qui fait la fierté de tout perruqueur qui se respecte, peut devenir pour les collectionneurs d’objet « unique », un critère spéculatif. La possible réification – ou marchandisation – de cette pratique se situe exactement là où elle trouve toute sa richesse. Les nombreuses spécificités de l’objet perruqué (hybridité, unicité due à sa production hors norme, créativité, ingéniosité, tactiques de détournement, etc.) peuvent lui conférer une attention incertaine. La marchandisation dont elle peut faire l’objet la place face à des attentions qui peuvent être « décontextualisantes ». Ces objets peuvent alors être transformés – comme les masques africains ont pu l’être en leur temps – en des objets d’art de type « exotique » car réalisés avec les moyens de production et selon les savoir-faire d’une époque révolue. Il en serait fini de ce que Haraszti appelle la Grande Perruque, « car les amateurs de folklore risquent de traiter la perruque comme un art décoratif populaire. Ils ne se sont pas encore jetés dessus mais, le jour où ils le feront, ce ne sera plus l’âge de la perruque interdite, ce sera l’ère de la perruque reproduite, commercialisée, administrée. » 50
Outre sa possible réification, la perruque peut trouver ses espaces propres qui favoriseraient des échanges autres que marchands. L’émancipation au sens pragmatique supposerait – et au-delà du fait de ne pas chercher à les dissocier de leur environnement – de constituer des institutions qui soient adaptées à une telle pratique. Institutions qui redonneraient aux travailleurs (et aux usagers) les moyens de se rassembler autour de « bourses du travail parallèle » afin de partager les expériences de détournement et de socialiser les fruits de nos savoir-faire et d’une réappropriation directe des moyens de productions. Mais ces institutions seraient d’autant plus efficaces qu’elles échapperaient à être repérées et identifiées comme telles.
Perruqueurs de tous les pays unissons-nous !

Petit récapitulatif des principales règles et contraintes du jeu d’un travail en perruque :

  1. Se trouver dans un contexte salarial : on pratique la perruque sur le lieu et pendant le temps de travail.
  2. La perruque suppose que le travailleur – ou les travailleurs – ait accès aux moyens de production et qu’il se réapproprie les outils et matériaux disponibles.
  3. Le but est de fabriquer ou transformer un objet, ce qui implique l’expression d’un « savoir-faire technique et professionnel ». En ce sens, il n’est pas toujours possible de faire de la perruque.
  4. Produite en dehors de la production réglementaire de l’entreprise, la perruque peut faire l’objet d’une commande (elle n’est pas exclusivement un travail « pour soi », elle peut être commandée par ou pour d’autres : collègues, amis, membres de la famille, etc.), mais elle est non marchande. On ne paye pas la perruque !
  5. Enfin, il faut sortir de l’entreprise l’objet « produit en douce », ce qui implique la fauche.

Réservoir courbe que l’on fixe à la taille, sous la veste, pour piquer des fluides tels que la coûteuse huile de boîte de vitesse, fabriqué aux usines Renault Billancourt, sans date (entre 1960 et 1970). Collection photo Robert Kosmann.

Fauteuil, chaises et grande table de réunion fabriquées en perruque – Foreign – dans les usines ferroviaires de la ville de Derby – entre 1870 et 1910 – pour le compte du syndicat des cheminots anglais RMT (the National Union of Rail, Maritime and Transport Workers). Collection photo Jan Middelbos.

Sabre d’entraînement pour enfant pratiquant le Vo Vietnam (art martial). Alu, laiton, bois et acier pour la lame. Manche : pied de lit Castorama. Anneau de levage : récupération. Entièrement fait et fini à la cisaille et lime. Fabriqué dans un atelier de maintenance d’une compagnie aérienne, 2006. (environ 5 jours de travail). Collection et photo Serge Meillat.

Lance pierres, cuir, caoutchouc de récupération (magasin de l’usine), et aluminium (18 cm x 8 cm, ép. 2 cm), marqué avec des lettres à frapper et au marteau : « RNUR ST-OUEN ». Utilisé dans une manifestation de soutien pour la « reprise » de l’usine Citroën à Saint-Ouen lors d’affrontements avec la CFT-CSL, 1982. Perruque fabriquée dans les ateliers de la Régie Nationale des Usines Renault – Saint-Ouen. Collection photo Robert Kosmann.

Barillet fabriqué en 1986 chez Renault à St-Ouen, en acier (tournage + fraisage + ajustage), environ 5 heures d’usinage au total, fait en série (4 exemplaires) 2  pour le perruqueur lui même et 2 pour ceux qui l’ont aidé (soudeur, ajusteur). Le barillet est une copie d’un 22 long rifle à 1 seul coup vendu librement à l’époque dans le commerce pour le transformer en barillet à 6 coups, en 22 magnum. L’usage était privé pour tirer en forêt (collectionneur d’armes). Collection photo Robert Kosmann.

Poings américains fabriqués chez Renault à St-Ouen entre 1977 et 1983. Le modèle en alu est gravé (« Vive la dictature du prolétariat »), les deux autres sont en cuivre, l’un porte la mention « Hasta la victoria siempre venceremeos » c’est un cadeau personnalisé, les passages de doigts ont été mesurés au pied à coulisse sur la personne et adaptés à la taille des doigts. Sciage, perçage et ajustage. Le modèle standard en alu a été fabriqué en série à une dizaine d’exemplaires pour l’atelier. Environ 2 heures de travail pour chaque. Collection photo Robert Kosmann.

Chaise-tabouret fabriquée à partir de pédales et d’une selle de vélo (acier, bois, plastique, ressort avion…), dans un atelier de maintenance d’une compagnie aérienne, 2008. Collection Serge Meillat.

« manifestant et son fils » fabriqués au dépt 37 chez Renault à St-Ouen, récupération de boulons assemblés par soudage. Bras plié au chalumeau. Écrou 30 mm pour la tête. Environ 2 h de travail, Collection photo Robert Kosmann.

Serre joints servant à maintenir des pièces, fabriqués au milieu des années 80 au dépt 57 bois des usines Renault Billancourt, acier, récupération de boulons et écrous assemblés avec deux morceaux d’acier usinés (environ 3 heures de travail), réalisation Marc Forestier, Collection photo Robert Kosmann.

Pince circlips, outil fabriqué au dépt 70 de Renault à Billancourt, fin des années 1970, 22 cm, acier de récupération et façonnage par un ajusteur (environ 5 h de travail), Collection et photo Patrick Schweizer.

Collet battu, outil servant à évaser les tuyaux de cuivre pour la plomberie, acier, dépt 37 Renault à St-Ouen, 1988, tournés, percés et fraisés. 3 h de travail.

Tube d’un diamètre de 50 mm et d’une longueur d’un mètre cinquante pour envoyer des fusées d’artifice “de jardin” de petits calibres (20 à 25). On peut observer sur ces images une ouverture, une « lumière » bricolée pour permettre la mise à feu, chantier naval de Gijón (dans les Asturies), mai 2009, photos capture d’images sur le site « bella ciao » et sur le site : https://berthoalain.com

Blindage de voitures dans les usines Hispano-Suiza, Barcelone, 1936, copies de photographies du livre de Abel Paz, Guerre d’Espagne, Hazan, Paris, 1997, p. 154 et 155.

Blindés fabriqués dans l’Espagne révolutionnaire et antifasciste de 1936.

Montage photos d’un blindé fabriqué dans l’Espagne révolutionnaire et antifasciste de 1936 avec un blindé par la résistance Kurde du Rojava (sans date, autour de 2014).

Véhicules blindés par le YPG résistance Kurde du Rojava (sans date, autour de 2014).

Barbecues fabriqués dans l’atelier de chaudronnerie de l’usine d’Alstom St-Ouen, tôle acier, caoutchouc, (sans date, années 1980). Collections et photos du chaudronnier anonyme dit « l’espagnol ».

  1. « la perruque connaît aujourd’hui un déclin… Cette pratique a suivi l’évolution du travail industriel. La mise en place des chaînes de production a réduit la marge de manœuvre dont bénéficiait l’ouvrier dans son atelier. Mais c’est surtout l’introduction de la robotique, qui a porté le coup de grâce à la perruque. Toutes les opérations de production, ainsi que l’identité de leurs auteurs y sont mémorisées. Il n’y a plus d’anonymat possible. Le phénomène est renforcé par la « chasse au temps » et la restriction toujours plus grande de l’autonomie dans le travail. Les seuls lieux où la perruque traditionnelle résiste, ce sont les entreprises de petites tailles ou artisanales. » Propos d’Étienne de Banville dans l’interview qu’il a accordé au journal Libération, Luc Peillon, « Perruquer l’antistress ouvrier », Libération, 24 avril 2006 et propos cité par Robert Kosmann, Sorti d’usines, La « perruque » un travail détourné, Paris, Syllepse, 2018, p. 148.[]
  2. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien tome 1 : arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 45-46. Nous soulignons.[]
  3. Lors d’un entretient réalisé avec René F (dans la région de Lyon) en 1996, Étienne de Banville démontrait déjà qu’une chaine de production fabriquant des emballages métalliques (destinés à l’agroalimentaire) pouvait être entièrement reconfigurée par une équipe de nuit (c’est plus facile de perruquer et de sortir l’objet de son travail lors d’un poste de nuit) le temps de fabriquer des boîtes d’air. La chaine avait été complètement détournée de sa programmation, déviée de sa fonction première dans l’objectif de confectionner des flotteurs devant servir, pour le compte d’une association de maison de jeunes, à la création de radeaux pour descendre le Rhône. Étienne de Banville, L’usine en douce, Le travail en « perruque », Paris, L’harmattan, 2001, p. 51. Nous soulignons.[]
  4. Stephen Wright, « Pratiques de braconnage : sur la préhistoire rurale du hacking, et braconnages du présent », Journée d’Étude #1 consacrée aux Pratiques du hacking, EESAB – site de Quimper, le 1er octobre 2015.[]
  5. Ibid[]
  6. Karine Lebrun, Texte de présentation de la Journée d’Étude #2 consacrée aux Pratiques du hacking, EESAB – site de Quimper, le 22 février 2018.[]
  7. Le terme perruque est le terme général le plus employé. Si son étymologie est incertaine, cette expression argotique a vraisemblablement un lien avec l’idée de postiche, de fabrication d’un faux, de trompe l’œil. Elle pourrait encore être liée aux perruques autrefois réalisées par les coiffeurs, entre deux rendez-vous, à partir des cheveux coupés aux clients et ainsi recyclés.[]
  8. Robert Kosmann définit ainsi la perruque comme : « l’utilisation de matériaux et d’outils par un travailleur sur le lieu de l’entreprise, pendant le temps de travail, dans le but de fabriquer ou transformer un objet en dehors de la production réglementaire de l’entreprise. » Robert Kosmann, « La perruque ou le travail masqué. » in Renault Histoire n°11, Société d’Histoire du Groupe Renault, Billancourt, juin 1999, p. 20.[]
  9. Bien que l’on trouve des perruques de grande taille (Étienne de Banville fait ainsi état de la fabrication en perruque d’un bateau deux mâts de dix-huit mètres de long équipé de cabines et Robert Kosmann, quant à lui, fait état de la fabrication d’un petit avion monomoteur réalisé pendant dix ans aux ateliers d’entretien du matériel d’Air France. L’avion, immatriculé sans ambiguïté P-RUQ, a pris son envol en 2000) celles-ci restent exceptionnelles car elles nécessitent des complicités auprès des gardes, des chauffeurs, des collègues, etc. Elles sont le plus souvent modestes et de petites tailles, pour qu’on puisse les sortir plus facilement de l’entreprise. Étienne de Banville, op. cit., p. 59 et ; Robert Kosmann, Sorti d’usines, La « perruque » un travail détourné, op. cit. p. 41.[]
  10. Les termes varient en fonction de l’entreprise, de la région ou du pays : bousille chez les verriers, pinaille à Belfort, bricole au Creusot et en Bretagne, casquette à Tulle, foreign [l’étranger] dans les usines ferroviaires de la ville de Derby en Grande-Bretagne, etc.[]
  11. Les ateliers de maintenance, par exemple, sont des lieux privilégiés pour la confection de perruques.[]
  12. La tactique est ce qui reste hétérogène aux systèmes garants de la norme, ce qui s’infiltre par l’utilisation de la ruse. C’est une manière de circuler dans « un relief imposé », de s’insinuer dans « un ordre établi ». Elle devient dès lors une résistance de circonstance qui s’organise à partir d’un « faire avec » et développe des savoir-faire tactiques en rapport à un contexte donné. Elle répond donc à un contexte par une « manière de faire » contrairement à la stratégie qui est redevable de la manipulation et du calcul à long terme, la tactique permet de résister à la domination qui s’exerce de façon spécifique et particulière. Michel de Certeau, op. cit., p. 57.[]
  13. Le dictionnaire Trésor de la Langue Française informatisé, s’appuyant sur Le Dictionnaire historique des argots français de Gaston Esnault (Paris, Larousse, 1965 et 1966.), fait remonter une définition de la perruque à 1856 de la façon suivante : 1856 arg. faire en perruque « travailler pour soi pendant son temps de travail, souvent avec des matériaux détournés ». Trésor de la langue Française informatisé, dit TLFi, ATILF – CNRS & Université de Lorraine, consulté le 31 janvier 2019 sur le site : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?11;s=217304625;r=1;nat=;sol=0;[]
  14. Michel Anteby, Moral Gray Zones, Princeton University, 2008, et « La Perruque en usine : approche d’une pratique marginale, illégale et fuyante », Sociologie du travail, n°45, 2003, p. 466.[]
  15. Aussi, pour définir les formes de déviance (y compris au travail), nous pouvons dire avec Howard Becker, que « …les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme des déviants. De ce point de vue, la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres, de normes et de sanctions à un “transgresseur”. » Howard, Becker, Outsiders, Études de sociologie de la déviance, Paris, édition Métailié, 1985, p. 33.[]
  16. Michel Anteby a étudié un échantillonnage aléatoire (10 % soit 35 règlements) des 354 règlements d’ateliers auxquels il a eu accès sur une période de 1798 à 1936 (voir Anne Biroleau, « Les règlements d’ateliers : 1798–1936 », Catalogue imprimé, Bibliothèque nationale, Paris, 1984.). Il a pu démontrer ainsi que 84% d’entre eux « font référence à des matériaux, outils ou objets sortis des ateliers et 20% de ces règlements parlent spécifiquement des travaux réalisés pour son propre compte. La sortie d’objets, de matériaux ou d’outils est toujours interdite (sauf “bon” de sortie). […] Ces règlements autorisent aussi des fouilles extensives des salariés. […] Mais en règle générale, il est rappelé aux ouvriers l’interdiction “de faire ouvrage pour leur propre compte à l’intérieur de l’usine, même durant les heures de repas”, de “faire un travail autre que le travail habituel sans y être commandé” ou “d’apporter du travail de chez eux”. » Michel Anteby, « La Perruque en usine : approche d’une pratique marginale, illégale et fuyante », op. cit., p. 460-461.[]
  17. En s’appuyant sur le mémoire d’Ethnologie de Serge Borvon, Robert Kosmann relève plusieurs articles relatifs aux deux ordonnances royales passées entre 1674 et 1689 : Article XV.- « Les ouvriers travaillant tant sur les vaisseaux que dans les ateliers de l’Arsenal, ne pourront après le travail sortir par eau, mais seront obligés de passer par les portes ordinaires gardées par les Suisses. » Article XVI. « un écu d’amende à ceux qui feront des ordures hors des lieux destinés à cet effet. » Article XVII. « Mêmes peines à ceux qui sortiraient des morceaux de bois et coupeaux. Ceux qui seront saisis de clous ou autres choses appartenant à Sa Majesté seront en plus punis corporellement. » Article XVIII. « Défense d’acheter des matelots, soldats, gardiens et autres journaliers des cordages, ferrailles, bois et autres ustensiles des vaisseaux… » Article XXXVI. « Faire défense à tous officiers de prendre aucunes marchandises ni autres choses dans les magasins et arsenaux pour leur service particulier, et à tous ouvriers entretenus dans les arsenaux de leur faire aucun meubles et autres ouvrages. » Articles XXI et XXII. « Il ne sera entretenu dans le port que le nombre de chaloupes et canots ordonné par Sa Majesté et les gardiens de ces chaloupes envoyés aux ouvrages de l’Arsenal lorsqu’ils ne seront pas de service. » Serge Borvon, « La perruque, la bricole et la resquille », mémoire de master 1 en ethnologie : Être ouvrier à l’arsenal de Brest, Université de Bretagne Occidentale, 2007. Et Robert Kosmann, Sorti d’usines, La « perruque » un travail détourné, op. cit., p. 17-18.[]
  18. Marie de Banville et Bruno Dumont, Perruque, bricole et compagnie,…, document audiovisuel VHS, Solimane Production, 1998.[]
  19. Étienne de Banville, op. cit., p. 81.[]
  20. Monsieur D a été licencié sur le champ pour « faute lourde » et, devant le Tribunal des Prud’hommes, a été « débouté de ses demandes d’annulation du licenciement ou d’indemnité [et Etienne de Banville poursuit en témoignant] : tout s’est passé comme s’il croyait de bonne foi qu’il était simplement dans l’exercice d’un droit que les conseillers prud’homaux ne pouvaient reconnaître d’aucune manière. » Ibid., p. 81.[]
  21. Marie de Banville et Bruno Dumont, op. cit.. Nous soulignons.[]
  22. « Être le perruquier dans l’affaire », voulait dire en 1807 : « être celui qui se fait duper ». Définition proposée par Gaston Esnault, Le Dictionnaire historique des argots français, Paris, Larousse, 1965 et, cité par Robert Kosmann, Sorti d’usines, La « perruque » un travail détourné, op. cit., p. 13-14.[]
  23. Voilà ce que nous dit Karl Marx au sujet du rapport entre plus-value et surtravail : « Le temps d’exploitation se divise en deux périodes. Pendant l’une, le fonctionnement de la force ne produit qu’un équivalent de son prix; pendant l’autre, il est gratuit et rapporte, par conséquent, au capitaliste une valeur pour laquelle il n’a donné aucun équivalent, qui ne lui coûte rien. En ce sens, le surtravail, dont il tire la plus-value, peut être nommé du travail non payé. […] Toute plus-value, qu’elle qu’en soit la forme particulière, profit, intérêt, rente, etc., est en substance la matérialisation d’un travail non payé. Tout le secret de la faculté prolifique du capital, est dans ce simple fait qu’il dispose d’une certaine somme de travail d’autrui qu’il ne paye pas. » Karl Marx, Le capital, livre I, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 383.[]
  24. Perruqueur et professionnel dans un atelier de maintenance d’une compagnie aérienne, entretien réalisé dans le cadre de la Bourse de Travail Parallèle, le 24 octobre 2006.[]
  25. Miklós Haraszti, Salaire aux pièces : Ouvrier dans les pays de l’Est, Paris, Le Seuil, 1976, p. 139.[]
  26. Ibid., p. 144.[]
  27. À ce propos, il est toujours étonnant de constater la résurgence de certaines formes dans l’histoire. Les véhicules blindés par la résistance Kurde du Rojava – par les militants des Unités de protection du peuple (en kurde : Yekîneyên Parastina Gel, en abrégé : YPG) branche armée du Parti de l’union démocratique (en kurde : Partiya Yekîtiya Demokrat, en abrégé : PYD) qui luttent, entre autres, contre Daesh en Syrie et en ce moment contre l’offensive de l’armée turque d’Erdogan – ressemblent à s’y méprendre à ceux fabriqués dans l’Espagne révolutionnaire et antifasciste de 1936.[]
  28. François-Xavier Trivière, « Objets de bricole, De l’usine à l’univers domestique », in Carrières d’objets, Mission du patrimoine ethnologique de la France, 1999, p. 92.[]
  29. Robert Kosmann, Sorti d’usines, La « perruque » un travail détourné, op. cit., p. 104.[]
  30. Voir notamment, « Chantiers navals de Gijon (Asturies-Espagne) : violents affrontements », paru le 20 mai 2009 et consulté le 30 janvier 2019 disponible sur le site de Bella Ciao : https://bellaciao.org/fr/spip.php?article86124, et Alain Bertho, « Affrontements aux chantiers navals de Gijon mai 2009 », publié le 21 mai 2009 et consulté le 24 janvier 2019, disponible sur le site : https://berthoalain.com/2009/05/21/affrontements-aux-chantiers-navals-de-gion-mai-2009[]
  31. Lors de la production d’une perruque les rapports d’interdépendances (notamment liées à la division du travail) sont très nombreux. Si bien que même dans le cadre de la production « individuelle » d’une perruque, il arrive souvent que l’opérateur active des réseaux de complicités pour solliciter aussi bien l’imagination des collègues, leur savoir-faire ou le poste qu’ils occupent dans l’entreprise. Et beaucoup des perruqueurs avec lesquels nous nous sommes entretenus sont conscients de ce fait qu’une perruque n’est jamais vraiment une production individuelle mais le plus souvent collective. Il existe d’ailleurs de nombreux cas de perruques qui, impliquant la coopération de plusieurs métiers, ont été finalement produites en petite série pour que chacun en ait un exemplaire. Comme le disait Miklós Haraszti « la plupart des amitiés naissent d’une perruque faite en commun. » Miklós Haraszti, Salaire aux pièces : Ouvrier dans les pays de l’Est, Paris, Le Seuil, 1976, p. 142.[]
  32. Effectivement, ces derniers, se voyant perdre le contrôle de la réglementation sociale du procès de production, luttaient contre les machines devenues pour eux les outils au service de la division du travail. La révolution industrielle imposait alors, par l’intermédiaire de ses nouvelles technologies émergentes – la machine à vapeur – « … une production toujours croissante, nécessaire pour contrebalancer l’investissement et les frais de fonctionnement élevés, ainsi qu’une forte centralisation et spécialisation, dans la mesure où les critères d’efficacité et de rentabilité priment notamment sur le savoir-faire individuel et l’expression artistique ». La révolution industrielle menait « à de vastes unités de production soumises à l’embrigadement et au contrôle, à une complexité et à un raffinement croissants des machines, à une division du travail qui entraîne elle-même une division de l’apprentissage, et donc des statuts sociaux, à l’accroissement des marchés, des fortunes et des déchets ». Kirkpatrick Sale, La révolte Luddite, Paris, L’Échappée, 2006, p.51.[]
  33. Ces machines-outils miniaturisées sont souvent fabriquées dans le cadre de ce que l’on appelle une « perruque de retraite » ou « perruque de conduite ». Elle est offerte au collègue lors de son pot de départ.[]
  34. Propos rapportés par Véronique Moulinié, « Des « oeuvriers » ordinaires, Lorsque l’ouvrier fait le/du beau… », Terrain, n°32, mars 1999, p. 40 ; et repris par Étienne de Banville, op. cit., p. 70-71.[]
  35. Étienne de Banville, Ibid., p. 71-72.[]
  36. « La concentration exclusive du talent artistique chez quelques individualités, et corrélativement son étouffement dans la grande masse des gens, est une conséquence de la division du travail. A supposer même que dans certaines conditions sociales chaque individu soit un excellent peintre, cela n’exclurait en aucune façon que chacun fût un peintre original, si bien que, là aussi, la distinction entre travail « humain » et travail « unique » aboutisse à un pur non-sens. Dans une organisation communiste de la société, ce qui sera supprimé en tout état de cause, ce sont les barrières locales et nationales, produits de la division du travail, dans lesquelles l’artiste est enfermé, tandis que l’individu ne sera plus enfermé dans les limites d’un art déterminé, limites qui font qu’il y a des peintres, des sculpteurs, etc., qui ne sont que cela, et le nom à lui seul exprime suffisamment la limitation des possibilités d’activité de cet individu et sa dépendance par rapport à la division du travail. Dans une société communiste, il n’y aura plus de peintres, mais tout au plus des gens qui, entre autres choses, feront de la peinture. » Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, Paris, Éditions Sociales,1976, p. 397.[]
  37. Étienne de Banville, op. cit., p. 90.[]
  38. Robert Kosmann, « Perruque et bricolage ouvrier », op. cit., p. 166.[]
  39. Et la logique s’est inversée à tel point que c’est désormais l’artiste – Bob le bricoleur – qui s’investit du rôle de « conseiller à la perruque » pour le compte – et le public – de la Biennale de Rennes 2008 qui a eu, rappelons le, pour principal mécène Bruno Caron patron de l’industrie agroalimentaire du groupe Norac. (voir l’article de Cédric Schönwald, « Les Ateliers de Rennes, La fabrique de l’entente », in art 21, n°18, été 2008, p.39).[]
  40. Terme par lequel on désigne le conservateur de musée ou le commissaire d’exposition et qui désigne également en français une « Personne nommée par le juge des tutelles pour assister dans l’administration de ses biens un mineur émancipé, un incapable. Curateur aux biens d’un absent. Curateur à succession vacante. Curateur ad hoc, nommé pour veiller à des intérêts particuliers. Lat. jur. Curator, de curare, « prendre soin de », 1287. » Dictionnaire, Langue, Encyclopédie, Noms propres, Paris, Hachette, 1989.[]
  41. Michel de Certeau, op. cit., p. 44.[]
  42. Bien que cette notion soit à relativiser car en moyenne, 22,6 % des hommes et des femmes – ayant un emploi en France – demeurent ouvriers. Et 29,3% des postes occupés sont ceux d’employés. Insee, « Population en emploi selon le sexe et la catégorie socioprofessionnelle », Insee, enquêtes Emploi du 1er au 4ème trimestre 2008, consulté sur le site : http://www.insee.fr, le Vendredi 2 avril 2010.[]
  43. Dans le cadre de sa politique d’acquisition, le Centre Pompidou a fait l’achat des photographies des « objets de grève » présentés par Jean-Luc Moulène.[]
  44. Les objets de grève sont produits en dehors de la production réglementaire de l’entreprise, tout comme les perruques mais à cette différence prés – qui là encore est de taille – qu’ils ont été produits en contexte de grève, c’est-à-dire pendant un temps – celui de l’occupation – où les travailleurs décident eux-mêmes de la production de l’entreprise. Ces objets servent essentiellement à populariser et financer la grève.[]
  45. Quarante objets de grève sont conservés aux Archives Nationales du Monde du Travail implanté à Roubaix. Ils ont d’abord été déposés par Jean-Luc Moulène avant que ce dépôt ne soit transformé en don en 2006.[]
  46. Citation reprise dans l’article de Jean-Charles Leyris, « Objets de grève, un patrimoine militant. », In Situ, revue des patrimoines [en ligne], 2007, n°8 [consulté le 14/08/2011].[]
  47. La Pantinoise. Paquet de cigarettes rouge. France, usine des tabacs de Pantin (Seine-Saint-Denis), Seita, 1982-1983. Courtesy galerie Chantal Crousel, Paris © Jean-Luc Moulène – ADAGP, 1999.[]
  48. Étienne de Banville, op. cit., p. 9.[]
  49. Robert Kosmann, « Perruque et bricolage ouvrier », op. cit., p. 165.[]
  50. Miklós Haraszti, op. cit., p. 144-145.[]
 

Vol au bonjour

Pierre Akrich
Shanghaï - Monaco - Paris - Cannes, 2015-2018
 

Vol de bouchons de valves de pneus sur des véhicules de luxe. Par cette activité quotidienne, je cherche l’adrénaline, le plaisir et bien évidemment la transgression. Pour garder une trace de mon passage, je demande aux passants dans la rue de me photographier avec mon téléphone portable pendant l’action.

38 vols au bonjour sont référencés sur le site des Pratiques du hacking.

 

Caché-e

Julie Morel
2019
 

Je ne me suis pas penchée sur la figure du Hacker. Très rapidement lors des premières réunions de recherche des Pratiques du hacking, et grâce aux discussions avec l’équipe, j’ai eu envie de travailler à des propositions qui seraient des sortes de « leurres » : des pages internet ou des pièces matérialisées dans l’espace qui pointent ailleurs, ou qui cachent un autre lieu ou une situation qui m’apparaissent plus urgents. Clear, Deep, Dark est ainsi né de l’envie de montrer l’arbre qui cache la forêt, du désir de donner un accès sensible à une réalité que j’ai côtoyée quotidiennement, vivant à cette époque à la Nouvelle-Orléans : la disparition des côtes du Sud de la Louisiane – situées à une trentaine de kilomètres – à une vitesse époustouflante.

Ce livre, consultable en ligne, téléchargeable ou accessible en publication à la demande, est une tentative de montrer les liens, objectifs ou subjectifs, du processus qui a conduit à la série d’expositions Clear, Deep, Dark.

 

La BOTe secrète

Jan Middelbos
2019
 

Ce projet s’inscrit dans la continuité du workshop intitulé Les arts tactiques aux prises avec le quotidien qui s’est déroulé du 31 janvier au 3 février 2017 avec les étudiants de l’EESAB site de Quimper.
Ce rendez-vous était pour nous l’occasion d’offrir un espace d’échange autour des « savoir-faire tactiques » mais aussi de propositions d’interventions dans l’espace public.
La création de cette BOTe secrète est donc le prolongement logique de nos réflexions et discussions engagées à ce moment-là et, la présentation qui suit est à entendre comme un appel à contribution qui vise à la constitution d’un inventaire de ces pratiques qui soit à la fois subjectif et collectif. Cette plateforme est conçue comme « une boite à outils » contributive qui permet de mettre en partage les pratiques de retournement qui nous interrogent, nous amusent et constituent alors une source d’inspiration qui nous donne envie de faire à notre tour.

Une Boite à Outils Tactiques

Tout au long de ce workshop nous avons fait appel à un « répertoire d’actions » utilisé comme un « réservoir » commun et disponible, et cherché à révéler l’infinie richesse des interprétations possibles lors de son actualisation en contexte, qu’il s’agisse d’actions revendiquées comme politiques, artistiques ou tout simplement relevant de « conduites tactiques » aux prises avec le quotidien. Il s’agissait donc de constituer ce que nous avons appelé une Boite à Outils Tactiques 1 en nous attachant plus particulièrement à rendre compte de quelques pratiques de retournement de cette « boîte » comme l’escamotage, le blocage et le détournement des flux, la perruque, l’usage du faux, le jeu, le bricolage, la grève et l’enquête.

Bien entendu, notre recherche procédait par tâtonnement et n’aspirait à aucune exhaustivité mais s’essayait plutôt à déployer un éventail de propositions suffisamment large – entre l’action discrétionnaire et celle, plus manifeste, entre l’action fictionnelle et celle, plus en prise avec le réel, entre l’action qui se réclame de l’art et celle qui ne s’en réclame pas, et entre l’action critique et celle récupérée,… – nous permettant de comprendre différentes tactiques activables à partir du quotidien entendu comme « ordre établi ».
Aussi, dans un deuxième temps, les étudiants en art étaient encouragés à prendre place dans la ville de Quimper, dans son quotidien, pour tenter d’en retourner ses contraintes, de jouer avec… mais sans nécessairement que leurs arts déployés aient une « identité d’art » (pour reprendre l’expression de Jean-Claude Moineau) ou que les participants se revendiquent d’une pratique artistique. En effet, si ce projet invitait à une actualisation ici et maintenant de l’histoire de ces pratiques élaborées par tout-un-chacun (c’est-à-dire en art et au-delà), les documents qui en résultaient ne pouvaient être livrées tel quel dans les espaces de la légitimité artistique mais devaient être recontextualisés, discutés, critiqués et jugés en fonction du rapport que ces actions entretenaient à une certaine efficacité sur le réel.

Ce que nous entendons par les arts tactiques

Dès lors, si nous continuons à parler ici d’art, ce n’est pas d’un « art » au sens exclusif de ce que les artistes (se réclamant de l’« art ») pourraient en faire dans « le petit monde de l’art », mais bien plutôt d’un art comme il y a des manières de faire. D’un art donc, mais d’un art comme il y a un art du jeu, du bricolage, du vol, du braconnage, de l’enquête… et de la guerre. Effectivement, le terme de « tactique », qui se définit en rapport – ou en différenciation – avec celui de « stratégie », fait le plus souvent appel à un champ lexical que l’on peut qualifier de guerrier. Communément, on considère que la stratégie désigne une partie de l’art militaire, c’est-à-dire l’art de combiner des opérations en vue d’atteindre un objectif à long terme, la tactique désignant quant à elle l’art de conduire une opération militaire limitée dans le cadre de cette stratégie. Cependant, le sens des mots « stratégie » et « tactique » a subi une extension débordant largement le simple usage militaire, pour contaminer des champs d’action et de bataille diversifiés tels que l’économie, les mathématiques (théories des jeux), le sport, la politique, etc. Ainsi, de son côté, et à partir de l’opposition classique entre stratégies et tactiques, Michel de Certeau nous dit de « La tactique [qu’elle] n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. […] Elle est mouvement “à l’intérieur du champ de vision de l’ennemi” […] et dans l’espace contrôlé par lui. […] Il lui faut utiliser, vigilante, les failles que les conjonctures particulières ouvrent dans la surveillance du pouvoir propriétaire. Elle y braconne. Elle y crée des surprises. Il lui est possible d’être là où on ne l’attend pas. Elle est ruse. » 2

Du samizdat à la BOTe secrète

Lors de notre proposition initiale, nous avions pour objectif, à la fin de cet atelier, de réaliser une publication dans la tradition des samizdats, ces journaux imprimés et diffusés en catimini. Mais ce projet éditorial, qui visait à rendre compte de notre inventaire subjectif et à révéler les actions réalisées par les étudiant.e.s dans la ville de Quimper, a été très discuté. L’un des arguments questionnait notamment la nécessité de produire des traces tout au long de ce workshop. Quand bien même nous étions conscients de l’intérêt qu’il pouvait y avoir à diffuser et mettre en partage ces expériences de détournements, objectiver les enregistrements-documents qui pouvaient découler de nos actions, par le biais d’une publication artistique, nous faisait prendre le risque d’affaiblir l’efficacité des pratiques dans le réel (ceci n’était finalement que de l’art). Un autre argument, dans la continuité du premier, exposait le besoin de maintenir une certaine confiance en la transmission orale de ces expériences. En ce sens, il semblait que le récit de ces arts tactiques gagnait à être divulgué au compte-gouttes et d’amis en amis. Sur le plan formel, il était aussi reproché au projet d’un « samizdat », outre son esthétique « fanzine » de photocopie, de maintenir une séparation trop grande entre auteurs et récepteurs.
Ce sont donc ces différentes critiques qui nous ont permis de faire émerger l’idée de créer une BOTe secrète (Boite à Outils Tactiques électronique). Celle-ci a été pensée comme un espace web (intégré au sein même du site Pratiques du hacking) permettant alors de donner accès à son contenu mais aussi de contribuer directement à son enrichissement. Il offre la possibilité à ceux/celles voulant bien se prêter au jeu, de mettre en partage les documents (aussi bien visuels et/ou sonores que pratiques ou théoriques) dont ils disposent. Cette BOTe secrète est, pour l’instant, constituée d’un « répertoire d’actions » qui offre une dizaine de « tiroirs » : l’escamotage, le blocage et le détournement des flux, la perruque, l’usage du faux, le jeu, le bricolage, la grève, l’enquête, le boycott et le hacking informatique.
Chacun de ces « tiroirs » sera également compartimenté en « casiers » (sous-catégorie) pour que chaque « outil » (exemple pratique) puisse trouver sa place. Ainsi, pour ce qui est du « tiroir » Blocages et détournements des flux les « casiers » suivant pourraient être créés Blocage et détournement des flux de transports, Captation des flux financier, détournements du public de l’institution artistique, etc.
Évidemment, nous sommes conscients que les catégories « tiroirs » et sous-catégories « casiers » sont subjectives et poreuses : l’usage du « faux » ou du « sabotage » pourrait par exemple se muer en « détournement des flux ». À l’image des actions menées par les Robins des bois d’EDF-GDF qui ont commencé par couper le courant électrique de la résidence secondaire de l’ancien commissaire européen Fritz Bolkestein (casier : « sabotage mécanique ») avant de rebrancher le courant électrique au profit de ceux qui en ont besoin (casier : « détournement des flux d’énergie »). Bien entendu, nous souhaitons également qu’à ces premiers « tiroirs » et « casiers » d’autres manquants viennent s’ajouter au fur et à mesure que les contributeurs l’estimeront nécessaires.
Aussi, pour conserver l’esprit premier du samizdat et d’un projet qui circule de proche en proche, nous avons souhaité que cette BOTe soit secrète et donc protégée par un code. Ce n’est pas par esprit de défiance, ni même dans celui de se distinguer par une appartenance à une société sélective visant à perpétuer un entre-soi de l’art, mais bien plutôt dans la volonté de faire vivre cette idée d’une diffusion des savoir-faire tactiques « sous le manteau » et pour que la diffusion du code d’accès, par le biais du bouche à oreille, constitue, au fur et à mesure, le maillage d’un réseau actif de participants qui déborde alors largement le petit monde de l’art.
Enfin, pour ne pas bruler l’efficacité des pratiques qui ont cours au présent, nous avons décidé que les contributions à cette BOTe secrète se feront sur un temps long et ne seront révélées qu’à retardement…

Accès à la BOTe secrète.

L’Escamoteur attribuée à Jérôme Bosch.
  1. On peut entendre « répertoire d’actions » ou « réservoir » au sens où la sociologue Ann Swidler parle de la culture comme d’une « boîte à outils » (Tool-Kit), « boîte à outils » que l’on peut dire limitée, contrairement à l’opération de subjectivation – rendue possible à partir de cette même boîte – qui, elle, semble infinie. Ann Swidler, « Culture in Action: Symbols and Strategies », American Sociological Review, vol. 51, n°2, avril 1986, pp. 273-286. À ce sujet voir aussi : Olivier Fillieule, Stratégies de la rue : les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, p. 210.[]
  2. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien tome 1 : arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 60-61. Nous soulignons.[]
 

Hacker, échouer

Fabrice Gallis
2019
 

À partir des questions initiées en 2015 lors de la journée d’étude à l’EESAB Quimper, le rapport entre hacking et art a dirigé un ensemble de propositions faites au sein de divers contextes artistiques.

Découpage d’une table par une chaise, journée d’étude « Pratiques du hacking », EESAB Quimper, octobre 2015 (image Julien Olivier).

En octobre 2015, je développe lors de cette journée d’étude un dispositif qui tente de définir performativement le hacking. Après avoir mis en place une table de fortune puis fixé une scie sauteuse sur le pied d’une chaise, j’entreprends de découper la table avec la chaise, démontrant ainsi la part nécessaire de l’acte dans un contexte pédagogique.

Workshop double-détente, marché de Saint-Nazaire, 2016.

Un groupe d’étudiant⋅e⋅s se constitue alors pour mener un workshop intitulé « double détente ». 1
Rassemblé⋅e⋅s dans un tiers lieu (Le Pôle Culture Partagée 2 à Saint-Nazaire) nous anticipons le scénario du workshop à venir et, quand l’atelier officiel démarre à l’EESAB de Quimper quelques jours plus tard, nous nous contentons de répéter les actions déjà réalisées à Saint-Nazaire. Nous vivons alors une double situation qui nous permet de nous concentrer sur d’autres actions plus discrètes. Celles-ci prennent corps d’une manière furtive dans l’école et aux alentours au cours des semaines qui suivent.
Cette logique de double réalité, de camouflage, se comporte comme un trucage importé dans une situation réelle. Nous travaillons alors deux fois plus pour donner l’impression de ne rien faire du tout.

Preuve de la panne. Autoroute A84, 13 décembre 2016.
Seconde preuve de la panne. Autoroute A84, 13 décembre 2016.

Cette logique se poursuit au sein du groupe de recherche lors des rendez-vous suivant.
Le 13 décembre 2016 a lieu à Rennes une rencontre entre les chercheur⋅e⋅s impliqué⋅e⋅s dans « Pratiques du hacking ». Ce matin là, j’avais décidé d’activer un ensemble de pannes ou de ratages adaptés à cette situation de séance de travail. Suivant un scénario programmé, j’organise un retard d’une demi-journée et un ensemble de manquements à la situation de discussion qui semble se profiler. Prétextant une panne automobile, j’arrive en fin de matinée couvert de graisse et déphasé. Tous les outils d’échange avec le groupe sont défectueux : un porte-mine sans mine, un carnet plein sur lequel aucune prise de note n’est possible, un ordinateur à l’écran brisé. Mon intervention s’appuie sur une bibliographie organisée en pile que j’ai confondue avec une autre pile de livres de la même couleur.
Au terme du déploiement de ces outils, j’acquiers le statut de véritable outsider. Ayant égaré mon porte-feuille, les quelques euros du repas de midi me sont même avancés par Karine Lebrun et ne sont à ce jour toujours pas remboursés…
Rendant public ce principe dans l’après-midi et malgré mes efforts pour expliciter le dispositif, rien n’y fait. L’intrication de mes manquements avec de très probables maladresses réelles brouille totalement l’écoute de mes camarades qui ne peuvent se défaire du sentiment de réalité des aléas vécus le matin. Le système lancé est alors plus puissant que je ne l’imaginais, la contamination de l’échec est rapide et fluide.

Deux bibliographies jaunes.

En janvier 2018, le centre d’art La Tôlerie 3 me propose de restituer l’expérience d’un naufrage vécu dans le Golfe de Gascogne l’été précédent. Au lieu de fournir un récit, il m’apparaît plus judicieux de faire résonner la catastrophe avec le lieu lui-même. Un véritable naufrage se déroule cette soirée là, un effondrement de la Tôlerie.
Après une attente de presque une heure hors du lieu en raison de la perte du trousseau de clef, un membre du collectif finit par forcer au pied de biche une porte dérobée. Le public trouve alors un artiste qui, tranquillement installé à l’intérieur, a oublié l’événement qui est prévu ce soir là. Il bricole nonchalamment son utilitaire. S’en suit une collection de ratages, d’erreurs, de chutes, de pannes de courant, d’impossibles buffets, et une agitation permanente pour tenter de rattraper les défaillances et le retard.
Alors que les tables du repas s’effondrent, que les néons chutent, le public non averti est livré à lui-même. Face à un artiste qui n’a visiblement pas une minute pour s’adresser à lui, il est contraint à se positionner en acteur empathique ou en critique acerbe de l’amateurisme émanant de cette situation. Proche d’une expérience sociologique, cet événement génère une diversité d’attitudes qui nous amènent à penser que l’échec pourrait être un outil de co-construction. Invitant le public, l’institution et l’artiste à ré-inventer ensemble leurs relations, hors d’un dogme pré-établi, il remet à plat les interactions habituellement déjà décidées. Le trucage de la situation n’étant pas à sens unique, la programmation de la catastrophe met en danger non seulement le public, la structure invitante mais aussi l’artiste réellement dépassé par les événements, tou⋅te⋅s amené⋅e⋅s à improviser dans le chaos.

Panne de courant lors de « nouvelle lune », 31 janvier 2018, La tôlerie, Clermont-Ferrand.

Aussi opérantes que ces expériences ont pu être, en faire le récit ici montre qu’elle peuvent être convoquées pour asseoir n’importe quel propos. Conçues pour n’exister qu’ici et maintenant, elles butent sur leur médiation qui va d’une certaine manière les désactiver et les renvoyer à de simples performances sans portée hors du champ de l’art.
Pourrait-on s’affranchir de cette limite et penser des outils capables de sortir de ce carcan et trancher dans un vif moins convenu ?

To hack,
« to cut roughly, cut with chopping blows » 4 : trancher grossièrement, couper à coups de hache.

À la fois acte technique, attitude de rupture face à un monde numérique omnipotent ou engagement politique, le hacking est un terme qui embarque de multiples dimensions aussi bien réelles que fantasmées.
Regroupés autour de principes de transgression, de contre-pouvoir, de résistance, mais aussi de transparence et du plaisir à détourner les systèmes, les hackeur⋅euse⋅s sont des faiseur⋅euse⋅s, mettant à profit un éventail de compétences, et une culture aussi bien technique que militante.
Le hacking peut aussi être considéré comme une méthode de connaissance qui implique la destruction de l’objet étudié.
Pour trancher dans une situation, les hackeur⋅euse⋅s emploient des techniques parfois brutales, parfois subtiles mais toujours intimement adaptées au contexte qu’il s’agit de pénétrer ou de révéler.

Un⋅e hackeur⋅euse possède un certain nombre de compétences et les met à profit pour entrer en concurrence avec un système donné. Que ce soit en détournant un sifflet pour déclencher des appels longue distance 5 ou en rendant publique des données sensibles, 6 le⋅la hackeur⋅euse se hisse à un niveau de pouvoir qu’un individu lambda ne devrait théoriquement pas atteindre. Cette transgression, fruit de la saisie d’une occasion et de l’amplification par la technologie, chamboule les relations habituelles de l’individu au système et révèle la nature abusive des structures de contrôle.
Même lorsqu’il s’agit d’un hack par plaisir, la violence faite au système est considérable. L’attaque fragilise économiquement, techniquement mais aussi souvent symboliquement le système en brisant la chaîne de confiance qui maintient la valeur spéculative des sociétés cibles. Anonyme, l’origine de l’attaque sera traquée jusqu’à réattribuer l’autorité à un individu pour le traiter légalement en ennemi intime de l’état. La transparence revendiquée par les hackeur⋅euse⋅s a la fâcheuse tendance à remettre en cause les rapports de pouvoir en révélant l’architecture des systèmes. Serge Humpich, Chealsea Manning ou Julian Assange paient encore aujourd’hui le défi qu’ils opposèrent aux institutions.

La figure du⋅de la hackeur⋅euse qui nourrit notre inconscient est héroïque. Seul⋅e contre les titans, il⋅elle parvient, tel Ulysse, à renverser un système par les ruses de son intelligence. 7 Mais cette réussite apparente est très vite récupérée par la logique capitaliste qui octroie aux hackeur⋅euse⋅s les plus doué⋅e.s des positions cruciales dans l’optimisation de la sécurité informatique. George Hotz, petit génie du jailbreaking est embauché en 2011 par Facebook puis par Google pour sécuriser de nouvelles applications en développement.

Hacking en art ?

Pratiquer une forme de hacking en art pourrait impliquer de remettre en question les modèles de la réussite, de trancher dans la masse des projets par l’insertion d’erreurs, la dissimulation de pièges, l’organisation de l’échec. On pourrait même s’attendre à ce que la pratique artistique elle-même relève de décisions absurdes, mettant en œuvre des actions radicales et persistantes menées contre le but recherché. 8
Mais même lorsqu’il s’agit d’art, la question de la réussite est centrale ; l’artiste, qui souvent feint l’idiotie ou le désintéressement n’en est pas moins soumis⋅e aux injonctions d’efficacité que la société impose. Les structures qui l’invitent doivent justifier de leurs activités, communiquer et montrer patte blanche aux autorités qui les financent ou qui les hébergent.

Ce qui fut nommé critique institutionnelle dans les années 90 aurait pu mettre à mal la légitimation mécanique des œuvres critiques mais on observe que les artistes de la critique institutionnelle occupent une place tout à fait admise au sein des institutions qui les rangent du côté des perturbateurs. 9 La dénonciation du sexisme, du paternalisme ou des jeux de pouvoir est possible quand l’artiste parvient à tourner son attaque depuis le milieu de l’art vers une société considérée comme extérieure. Le travail d’Andrea Fraser parvient à pointer un grand nombre de rapports de domination mais ne fait pas pour autant changer le fonctionnement des institutions artistiques.
Si Tino Sehgal dématérialise ses propositions, c’est en s’appuyant sur une extrême connivence avec le système qui lui permet de s’affranchir de certaines contraintes. De même, lorsque Joshua Scwhebel subtilise un objet au collectionneur Jochen Kienzle, proposant un retrait, cette action est achetée et intégrée à la collection de Kienzle. 10

Il n’est pas question ici de juger de l’honnêteté des artistes mais bien plutôt de remarquer une impasse logique dans la mise en œuvre de ces pratiques. Il n’y a pas de dehors. Enfermée dans l’art, toute pratique dissidente devient un levier de renforcement à terme du système de l’art, du marché, des institutions ou de leurs modes de financement. Le milieu de l’art devient le lieu d’une énonciation possible des déviances de la société, comme s’il n’y participait pas. 11 Si on fait confiance à Jean Dubuffet qui tente de nous convaincre en 1960 que « l’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle », 12 il doit exister des outils pour tester cette question limite et la secouer comme un cocotier de plastique.

Échouer ?

Si la force brute 13 ne peut résoudre que certaines questions de hacking, faut-il faire appel alors avec James C. Scott à des armes faibles, 14 à une faiblesse radicale ? Des techniques de résistance sans efficacité directe ou qui remettent en cause l’injonction de visibilité de l’art seraient-elle opérantes ?
Échouer implique une irréductible communauté ; on n’échoue jamais seul (par exemple, l’échec scolaire est la défaillance d’un système où l’inadaptation est réciproque). Dans le rapport courant à l’échec, on pointe la responsabilité de l’individu en échec comme source de l’erreur qualifiée bien souvent d’humaine. L’échec, pourtant, est un véhicule, un transport en commun.
Si l’on n’échoue jamais seul, l’échec permet à une minorité d’embarquer un contexte plus grand qu’elle, d’exercer une force suffisante sur la situation pour la faire pivoter, flotter et dériver. Il s’agit donc d’un levier non négligeable pour faire bouger les limites, avec peu de moyens.
La dimension collective de l’échec peut-elle déjouer la figure centrale dominante de l’artiste solitaire dont le marché a besoin pour organiser une spéculation rentable ? Maintenir l’art dans un schéma individuel permet aussi de désactiver la critique en l’avalant, puisque la figure solitaire de l’artiste est toujours emprunte d’un certain romantisme éthéré, disjoint d’une quelconque fonction sociale qui, elle, impliquerait une communauté plus large.

La possibilité de l’échec met en jeu le contexte qu’il touche à la manière des outils employés par les hackeur⋅euse⋅s. Les limites de ce principe résident dans les facteurs d’appartenance et d’exclusion d’un système, donc la question de la visibilité des acteur⋅rice⋅s. Les hackeur⋅euse⋅s et les lanceur⋅euse⋅s d’alerte, pour mettre à exécution leurs programmes, doivent maquiller leurs véritables activités et retarder l’apparition des résultats de leurs actes. Cette apparition est souvent synchronisée avec leur disparition du système qu’ils⋅elles attaquent !Bien évidemment, parmi les hackeur⋅euse⋅s actif⋅ve⋅s, nombre d’entre eux⋅elles sont totalement furtif⋅ve⋅s et stopperont leur activité avant même d’être identifié⋅e⋅s. Ils⋅elles ne bénéficieront donc jamais du vernis héroïque. L’action aura été leur seule satisfaction.

Si pour hacker, on utilise une faille qui provoque l’arrêt imprévu d’un mécanisme, l’organisation d’un échec déclenche la défaillance générale du système. Le champ de l’art pourrait-il être le terrain qui permette de jouer au plus près de cette notion limite ?
En 1968, Robert Filliou conçoit le principe d’équivalence, 15 inventant une méthode de production qui va très vite buter sur les murs de la galerie, abolissant la hiérarchie entre la réussite et l’échec.
L’artiste qui active l’échec met en jeu sa crédibilité et se rapproche en ce sens des stratégies féministes et queers de lutte contre la domination. Judith Halberstam remarque qu’une « pratique de l’échec identifie les alternatives toujours intimement liées au modèle dominant, le pouvoir n’est jamais total ou entièrement cohérent, en effet l’échec peut exploiter les failles des idéologies en révélant la dimension imprévisible et indéterminée qu’elles recèlent ». 16 Contrairement à l’idée reçue d’un échec qui découplerait l’individu de la société, la fragilisation entraîne avec elle le système dominant, puisque d’une certaine manière, il se tient toujours au bord du gouffre. C’est justement parce que leur position contient une chute potentielle que les dominants passent autant d’énergie à écarter ou écraser les loosers. Il existe donc un enjeu de lutte pour les perdant⋅e⋅s, celle de maintenir leur faiblesse pour renvoyer le système à ces peurs. Cette lutte incorpore nécessairement une perte de contrôle, qu’on l’assume ou non.
En 1970, Lee Lozano décide de disparaître complètement du monde l’art dans lequel son travail est reconnu puis d’opérer un boycott radical : le refus d’adresser la parole aux femmes. D’abord conçu comme une performance d’un mois, ce boycott se poursuivra jusqu’à sa mort en 1999. L’action artistique déborde sur le monde réel, mettant en danger la subsistance professionnelle et sociale de l’artiste mais surtout rendant concrète l’oppression qui met en échec permanent une minorité. Acte de résistance, outil de combat, l’échec questionne physiquement notre rapport à la représentation et au monde. Alexander Koch remarque que ce retrait peut lui aussi être un échec. « Grâce au fond original de Lozano, PS1 New York organisa une exposition de son œuvre en 2004, après que cette artiste eut été dénigrée pendant 30 ans. Dans cette présentation, derrière la présence de toutes ses peintures, dessins et également de quelques-unes de ses Language Pieces, seul son acte d’abandon de l’art restait invisible.» 17 L’échec est hors contrôle et fait grincer les situations à tous les niveaux.
Lorsque l’artiste finlandaise Pilvi Takala prend pour un mois la position d’une stagiaire au sein de l’entreprise Deloitte, elle s’emploie à ne rien faire des jours durant, à rester dans l’ascenseur, à ne pas jouer le jeu de l’entreprise, jusqu’à ce que ses collègues finissent par s’inquiéter puis s’indigner de cet absence de volonté à réussir (The Trainee, 2008 18). S’en suivent tout d’abord des conseils bienveillants puis très vite des dénonciations à la hiérarchie. Cette mise en scène du retrait, qui fait remonter à la surface la peur de l’échec, prend tout son sens au sein de l’œuvre de Takala mais touche encore une fois aux limites de l’identification du travail de l’artiste dans son propre contexte professionnel. Car si Takala joue à la stagiaire inefficace ou dépressive, de retour dans son propre univers, elle comble les attentes du milieu en produisant des installations, elles, tout à fait efficaces. Elle devient l’une des artistes les plus en vue de sa génération. 19
De quoi l’échec est-il le signe et qui le signe ?
Celui⋅elle qui le révèle en devient d’une certaine manière l’auteur⋅e et prend sur lui⋅elle la responsabilité de son apparition. Si l’on tient à distance l’échec, c’est qu’il contamine systématiquement les situations. Ainsi finit-on toujours par fuir l’erreur qui va pointer les manquements d’un individu seul.

S’il est paradoxal et complexe d’organiser un échec, il est néanmoins possible de l’accompagner dans une situation donnée, en acceptant d’abandonner le confort de sa position. Ainsi, l’échec en art est un opérateur qui peut rendre visible la structure du contexte qui l’accueille. Lorsqu’il surgit, nous avons accès au squelette de la situation et nous vivons l’expérience commune d’un effondrement du monde.

Quelle serait une pratique de l’art qui activerait l’échec au risque de sa performativité ?
Serait-il possible avec Gilles Deleuze, de « ne pas cesser de devenir minoritaire », 20 de tout faire pour fuir les positions dominantes ?
Pour agir en hackeur⋅euse, quel serait le terrain de jeu de l’artiste ?
Peut-on parler de hacking sans en faire ?
Ce texte lui-même pourrait-il activer des principes qui en perturberaient la lecture ?

  1. Du film « double détente » (titre originial « Red Heat ») de Walter Hill (1988).[]
  2. http://pcpilote.saint-nazaire.cc/doku.php page consultée le 4/11/2019.[]
  3. http://pcpilote.saint-nazaire.cc/doku.php page consultée le 4/11/2019.[]
  4. https://www.etymonline.com/word/hack page consultée le 4/11/2019.[]
  5. John Dapper aka Captain Crunch qui attribue d’ailleurs cette découverte à John Engressia aka Joybubbles.[]
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Chelsea_Manning page consultée le 4/11/2019.[]
  7. Marcel Detienne & Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence : La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1993.[]
  8. Christian Morel, Les décisions absurdes, Sociologie des erreurs radicales et persistantes, Paris, Gallimard, 2002.[]
  9. Maxence Alcalde, « Perturbation artistique ou la panique institutionnelle » dans Revue Proteus n° 7 « Arts de la perturbation », 2014, p.24-30[]
  10. https://joshuaschwebel.com/section/444388-Privation.html, page consultée le 4/11/2019.[]
  11. https://www.lequotidiendelart.com/articles/16309-harc%C3%A8lement-moral-%C3%A0-b%C3%A9tonsalon.html, page consultée le 4/11/2019.[]
  12. Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants (1967-1995) cité par Hugues Bazin, Les cahiers d’Artes 1 , « L’art à l’épreuve du social », Presses Universitaires de Bordeaux, 2013.[]
  13. https://fr.wikipedia.org/wiki/Attaque_par_force_brute / https://en.wikipedia.org/wiki/Brute-force_attack, page consultée le 4/11/2019.[]
  14. James C.Scott, Weapons of the weak, Everyday Forms of Peasant Resistance, New Haven and London, Yale University, 1985.[]
  15. Robert Filliou, Enseigner et Apprendre, Arts Vivants, Paris Bruxelles, édité par les archives Leeber Hossmann, p. 248.[]
  16. « As a practice, failure recognizes that alternatives are embeddedalready in the dominant and that power is never total or consistent ; indeed failure can exploit the unpredictability of ideology and its indeterminate qualities. » Judith Halberstam, The queer art of failure, Durham, Duke University Press, 2011, p. 88. Nous traduisons.[]
  17. Alexander Koch, « Archiver la disparition », dans Archives de la Biennale de Paris, 2006-2008 [http://archives.biennaledeparis.org/fr/2006-2008/tex/koch.html], page consultée le 04/11/2019.[]
  18. https://pilvitakala.com/the-trainee, page consultée le 04/11/2019.[]
  19. https://kiasma.fi/en/exhibitions/pilvi-takala/, page consultée le 04/11/2019.[]
  20. Gilles Deleuze, « G », dans L’Abécédaire de Gilles Deleuze, film de Pierre-André Boutang, entretiens avec Claire Parnet, Paris, Éditions Montparnasse, 2004.[]
 

Remerciements

– Aux complices des Pratiques du hacking, artistes, étudiant.e.s, professeur.e.s, chercheur.e.s et activistes,
– aux contributeur.rice.s du présent site,
– et à celles et ceux qui ont participé à la ligne de recherche :
Pierre Commenge, Frédéric Ekegue-Mve, Paloma Fernandez Sobrino, Bastien Gallet, Jérémy Gispert, Louis Henderson, Raphaële Jeune, David-Olivier Lartigaud, Jean-Jacques Leroux, Damien Marchal, Pascal Nicolas-Le Strat, Morgane Rey, Thomas Tudoux,
– à l’équipe de l’EESAB.

Crédits site internet

– Coordination : Karine Lebrun
– Développement : Nicolas Gans
– Graphisme : Julie Morel et Karine Lebrun
– Logo : Audrey Jamme
– Traduction fr/en : Caroline Thuillier
(sauf « Caché-e » : Julie Morel)